Le monde existe-t-il si (plus) personne n’est là pour en
témoigner ? Voire pour en organiser le sens... Ou lui donner cette
légèreté qu’il faut bien appeler beauté.
Respiration. Tremblement. Passion. Lisant L’éclaircie,
de Philippe Sollers (Ed. Gallimard), je retiens ceci (notamment) :
Qu'est-ce qu'une belle jeune femme s'il n'y a pas un Manet ou un Picasso pour la voir ? Une hypothèse, une photo, un plan de cinéma vieillissant à vue d'œil. Un produit de beauté plus ou moins tragique, une pose forcée, un mannequin travesti, une nymphe idéalisée absurde. Avec ces deux-là, au contraire, c'est tout autre chose: l'instantané transperçant la beauté qui devient légende. Un jour, Manet suit une mince jeune femme sur les boulevards. Sa femme, Suzanne, survient: « Je t'y prends ! » dit-elle. Et Manet, du tac au tac: « Je croyais que c'était toi ! » Suzanne, son admirable pianiste hollandaise, plutôt ronde, racontait elle-même l'histoire avec un sourire. Elle ne pouvait pas ignorer les fréquentations féminines de son mari, devenant des modèles dans son atelier: prostituées, serveuses, demi-mondaines, toutes impressionnées par ce monsieur si courtois, si élégant, par ce grand causeur qui les faisait rire. Un coup de pinceau ? Mais comment donc ! Regardez la fraîche et insolente Nana dans sa loge, sa houppette à la main. Elle n'y croit pas, mais s'ils veulent y croire, elle veut bien faire semblant d'y croire. Manet comprend ça. C'est pourquoi la star Olympia continue son travail au noir.