A supposer que le monde vous épuise. Et que l’horizon se fige, ou s’obscurcisse
lentement à mesure que l’on vous parle, tout bas, d’infiniment sérieux, tout en
vous exhortant, mine de rien, à vous extraire illico de vos songes. A supposer que vous n’en ayez, réellement,
plus rien du tout à faire de cette morale, de ces leçons de choses, de cette
envie, dévorante, d’anéantir complètement celles et ceux qui persistent à vouloir
danser. A supposer que les mots aient une âme. Et qu’il faille communier, au
large, pour retrouver le goût de chanter. A supposer que vous passiez l’après
midi tout entier (ciel voilé), à lire, de bout en bout, le (très beau) texte de
Jean-Michel Lou « Corps d’enfance, corps chinois. Sollers et la Chine »
(L’Infini. Ed. Gallimard). A supposer… Je suis prêt à parier, mes ami-e-s, mille milliards de kopecks sur la table, au moins, que vous n’auriez alors de cesse de
vous employer à recopier, à la main, dans votre cahier bleu, chacun des
extraits qui vont suivre. A lire à voix haute, naturellement (et sans chercher à comprendre). D’abord ceci (in La fête à Venise) :
Comme toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue, le ciel tourne, l'horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des soirs. Il y a des orages, mais ils sont retenus, comprimés, cernés par la force. On marche et on dort autrement, les yeux sont d'autres yeux, la respiration s'enfonce, les bruits trouvent leur profondeur nette. Cette petite planète, par plaques, a son intérêt.
Ou bien (in Secret)
À la longue, la main qui écrit vient d'un autre corps qui enveloppe et comprend le corps, ses déplacements, sa flexibilité, ses respirations, ses courbures, ses oublis, ses ondes, sa buée d'ondes. La durée, comme un orage, est mise à distance. (…) Maintenant, allonge-toi dans le temps. Attends que les phrases se forment toutes seules et montent à la surface comme des segments d'air, globules, gouttes, étincelles, divisions, gestes, timbres. Tu sais que ces fleurs blanches de pommier, devant toi, sur fond de nuage gris fer, seront dans quelques mois de petites sphères rouges détachées sur du bleu liquide. Tu sais que les iris, le fenouil, les giroflées, les lilas, seront remplacés par les rosiers, la lavande, les cannas et les lavaters. Que tu sois mort ou vivant n'y changera rien. Les vagues deviendront des risées. Les averses et le vent seront immobilisés sous un fronton jaune.
Ou encore (in Un vrai roman)
Un temps gris doux, sans vent, est idéal pour écrire. Peu à peu, le ciel s'éclaircit, le soleil perce, les couleurs s'affirment. J'irai me baigner en fin d'après-midi, emmené par une légère brise nord-est, petites rides continues sur l'eau, le rêve. Le rosier, protégé par un pan de mur et le mimosa et l'acacia enlacés, fleurit et refleurit ses grands calices rouges de cœur. Je traverse la route, je suis immédiatement sur la plage, il n'y a personne, je dois, pour entrer dans l'eau, franchir un mur d'algues où j'enfonce jusqu'aux genoux, et ensuite c'est l'océan calme dans le soleil, un banc de mouettes à gauche, un autre à droite. Elles acceptent, et c'est rare, l'humain qui se mêle à elles. Je n'ai aucune mauvaise intention, c'est la paix.
Ou bien (in L’étoile des amants)
Le vent léger dans le laurier, tout près, de l'autre côté de la fenêtre, est un miracle. Un frisson violet vibre du haut du crâne jusqu'aux orteils, je respire avec les talons, je sors dans le jardin, je cours nu un moment dans l'herbe.
Ou ceci (in Une vie divine)
Le soleil rouge perce, l'eau se plisse de brise, l'odeur de varech et de sel me reçoit. Je suis en bois, en toile, en plume, en bec, en algue, en doigts. Mes oreilles voient, mes yeux écoutent, mon cœur pense. Tout à l'heure, il sera midi, mais un midi pas comme les autres: « Midi et éternité, indices pour une vie nouvelle »
Et, enfin, comme autant de trainées silencieuses dans le ciel étoilé
de Provence, ceci (in L’étoile des amants)(encore)
Il écrira des trucs comme ça en rentrant chez lui, après avoir bu un verre de vin. /…/ Il s'arrête devant des abricotiers, mais cela pourrait être, ailleurs, un platane étrangement noueux ou un buisson de lavande. /…/ Des grues volent au loin devant lui, ailleurs ce seraient des goélands ou des mouettes. /…/ Pas de rochers ni de cascades, chez nous, pas de tourbillons verticaux rien que le roulement de l'océan, là, à droite.