Pauvre vie, si plate, si tranquille...


Toujours, et encore, et enfin, s’agissant d’écrire, cités par Roland Barthes dans « Le degré zéro de l’écriture » (Éditions du Seuil), ces propos de Gustave Flaubert qui se passent de commentaires tant il est vrai  qu’elles révèlent, de manière éblouissante, ce qui est à l’œuvre en pareil cas : « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j'en suis sûr, parfaites. Mais précisément, à cause de cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournés, arrêtés et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints » (1853). Et ceci : « J'ai fini par laisser là les corrections; je n 'y comprenais plus rien ; à force de s'appesantir sur un travail, il vous éblouit; ce qui semble être une faute maintenant, cinq minutes après ne le semble plus » (1853). Ou encore : « Que je crève comme un chien, plutôt que de hâter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mûre » (1852). Et là : « Je veux seulement écrire encore trois pages de plus... et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois » (1853). Et ici : « Mon travail va bien lentement; j'éprouve quelquefois des tortures véritables pour écrire la phrase la plus simple » (1852). Et puis : « Je ne m'arrête plus, car même en nageant, je roule mes phrases, malgré moi » (1876). Enfin : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures » (1857). Enfin…

Un paysage de circonstance

Quand, au vu de l’infinie bassesse de ce qui, parfois, se murmure et s’écrit, il m’arrive de sérieusement désespérer de ce monde et de mes contemporains (à tort, me dit-on), souvent, mes ami-e-s, régulièrement, et comme une litanie, j’ouvre, alors, le ciel qui sourit et c’est ainsi que me reviennent en mémoire, parmi tant de douloureux et réconfortants vertiges, ces admirables textes d’Etty Hillesum (choisis et présentés par Camillle de Villeneuve, aux Éditions du Seuil) dont, pour vous, aujourd’hui, j’extrais ceci (d’ailleurs déjà évoqué, il y a quelque temps de cela) : 
Au petit matin, on les a entassés dans des wagons de marchandises. Avant même de passer la frontière, leur train a été mitraillé, d'où un nouvel arrêt. Puis trois jours de trajet vers l'est. Des litières de papier sur le sol pour les malades. Pour le reste, des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé. On ne leur permet d'emporter qu'une musette. Je me demande combien arrivent vivants. Et mes parents se préparent à un de ces convois, à moins que la solution Barneveld ne tienne, contre toute attente. Avec papa, je me suis promenée l'autre jour en luttant contre une espèce de vent de sable; il est charmant, comme toujours, et montre un beau stoïcisme. Il m'a dit d'un ton aimable et tranquille, avec détachement: « En fait, je préférerais partir en Pologne au plus tôt, j'en aurais plus vite fini, j 'y passerais en trois jours, cela n'a plus aucun sens de prolonger ici cette existence dégradante. Et pourquoi ce qui arrive à des milliers d'autres me serait-il épargné? » Puis nous nous sommes amusés de ce paysage de circonstance, un vrai désert - malgré des lupins mauves, des œillets des prés et de gracieux oiseaux qui ressemblent à des mouettes. « Les juifs au désert! Il y a longtemps que nous connaissons ce paysage! » Cela vous pèse parfois bien lourd, voyez-vous, un petit papa si gentil et qui par moments serait prêt à renoncer. Mais ce ne sont que des sautes d'humeur. Il y a aussi d'autres moments où nous rions ensemble et nous étonnons d'une foule de choses. Nous rencontrons beaucoup de parents que nous avions perdus de vue depuis des années, des juristes, un bibliothécaire, que nous trouvons poussant des wagonnets de sable, affublés de bleus de chauffe crasseux, et nous nous lançons de brefs regards, sans nous dire grand-chose. La nuit du départ d'un convoi, un jeune gendarme hollandais m'a dit d'un air triste: « Une nuit comme celle-ci me fait perdre cinq livres; et encore, on n'a rien d'autre à faire qu'entendre, voir et se taire. » C'est aussi pourquoi je ne vous écris pas beaucoup. Mais je m'égare. Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m'arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d'un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur - je n'y puis rien, c'est ainsi, cela vient d'une force élémentaire - la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle atrocité, nous devrons opposer un petit supplément d'amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque, indemnes de corps et d'âme, d'âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse: j'aimerais bien avoir un tout petit mot à dire.

Un labeur atroce et parfaitement inutile !


Puisqu’il s’agit toujours d’écrire, de travailler son style, de s’approprier une langue qui nous est, au fond, curieusement étrangère, puisqu’il s’agit toujours d’approcher le sens que l’on accorde à tout ça, je vous livre ces réflexions de Roland Barthes dans « Le degré zéro de l’écriture » (Éditions du Seuil). 
Bien avant Flaubert, l'écrivain a ressenti - et exprimé - le dur travail du style, la fatigue des corrections incessantes, la triste nécessité d'horaires démesurés pour aboutir à un rendement infime. Pourtant chez Flaubert, la dimension de cette peine est tout autre; le travail du style est chez lui une souffrance indicible (même s'il la dit souvent), quasi expiatoire, à laquelle il ne reconnaît aucune compensation d'ordre magique (c'est-à-dire aléatoire), comme pouvait l'être chez bien des écrivains le sentiment de l'inspiration: le style, pour Flaubert, c'est la douleur absolue, la douleur infinie, la douleur inutile. La rédaction est démesurément lente (« quatre pages dans la semaine », « cinq jours pour une page », «deux jours pour la recherche de deux lignes »); elle exige un « irrévocable adieu à la vie », une séquestration impitoyable; on notera à ce propos que la séquestration de Flaubert se fait uniquement au profit du style, tandis que celle de Proust, également célèbre, a pour objet une récupération totale de l'œuvre: Proust s'enferme parce qu'il a beaucoup à dire et qu'il est pressé par la mort, Flaubert parce qu'il a infiniment à corriger; l'un et l'autre enfermés, Proust ajoute sans fin (ses fameuses « paperolles »), Flaubert retire, rature, revient sans cesse à zéro, recommence. La séquestration flaubertienne a pour centre (et pour symbole) un meuble qui n'est pas la table de travail, mais le lit de repos: lorsque le fond de la peine est atteint, Flaubert se jette sur son sofa : c'est la « marinade », situation d'ailleurs ambiguë, car le signe de l'échec est aussi le lieu du fantasme, d'où le travail va peu à peu reprendre, donnant à Flaubert une nouvelle matière qu'il pourra de nouveau raturer. Ce circuit sisyphéen est appelé par Flaubert d'un mot très fort: c'est l'atroce, seule récompense qu'il reçoive pour le sacrifice de sa vie. Le style engage donc visiblement toute l'existence de l'écrivain, et pour cette raison il vaudrait mieux l'appeler désormais une écriture: écrire c'est vivre (« Un livre a toujours été pour moi, dit Flaubert, une manière spéciale de vivre »), l'écriture est la fin même de l'œuvre, non sa publication. Cette précellence, attestée - ou payée - par le sacrifice même d'une vie, modifie quelque peu les conceptions traditionnelles du bien-écrire, donné ordinairement comme le vêtement dernier (l'ornement) des idées ou des passions. C'est d'abord, aux yeux de Flaubert, l'opposition même du fond et de la forme qui disparaît: écrire et penser ne font qu'un, l'écriture est un être total. C'est ensuite, si l'on peut dire, la réversion des mérites de la poésie sur la prose : la poésie tend à la prose le miroir de ses contraintes, l'image d'un code serré, sûr: ce modèle exerce sur Flaubert une fascination ambiguë, puisque la prose doit à la fois rejoindre le vers et le dépasser, l'égaler et l'absorber. C'est enfin la distribution très particulière des tâches techniques assignées par l'élaboration d'un roman; la rhétorique classique mettait au premier plan les problèmes de la disposition, ou ordre des parties du discours (qu'il ne faut pas confondre avec la composition, ou ordre des éléments intérieurs à la phrase); Flaubert semble s'en désintéresser; il ne néglige pas les tâches propres à la narration, mais ces tâches, visiblement, n'ont qu'un lien lâche avec son projet essentiel: composer son ouvrage ou tel de ses épisodes, ce n'est pas « atroce », mais simplement « fastidieux ». 
Et toujours à propos de Gustave Flaubert, toujours rapporté par Roland Barthes dans le même ouvrage : « Quelquefois quand je me trouve vide, quand l'expression se refuse, quand après avoir griffonné de longues pages, je découvre n'avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j'y reste hébété dans un marais intérieur d'ennui » (1852). « On n'arrive au style qu'avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée » (1846). « J'ai passé ma vie à priver mon cœur des pâtures les plus légitimes. J'ai mené une existence laborieuse et austère. Eh bien! je n'en peux plus! je me sens à bout. » (1875) « ... Je ne veux rien publier ... je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation extérieure... » (1846).

La tentation des armes à feu...


Terrible et fascinant, à plus d’un titre, et de bout en bout, ce magnifique Kampuchéa de Patrick Deville ; texte fantôme que Jade aurait, j’en suis sûr, à plus d’un titre aussi et de bout en bout, littéralement a-do-ré ; texte sublime - le mot n’est pas trop fort… - emporté quasi par mégarde dans mes bagages, puis malencontreusement oublié (ou bien perdu) à Taïpé, retrouvé presque par miracle dix jours plus tard dans d’étranges circonstances… Je vous raconterai mais, en attendant, je vous dois bien ça ! 
Au fond de la cour, une baraque en bambou, dissimulée sous les bananiers et les palmiers, fait office de salle de massage. Dans l'obscurité, des nattes sur le sol. Au plafond un ventilo brasse l'air chaud. Une femme plus très jeune dont je ne saurai jamais le nom. Pas un mot. La peau très brune des femmes khmères, les trois sillons sur le cou, jamais un sourire, hiératique, le regard dur. Une Néari révolutionnaire. A-t-elle torturé ? A-t-elle été torturée ? Dans les rais de lumière des persiennes, son corps souple est découpé en lamelles soyeuses et cuivrées, nous sommes tous les deux baignés de sueur. Demain je m'en irai. Après avoir lu les journaux à la réception, j'ai réservé une embarcation pour traverser le Tonlé Sap. Du roman de Malraux demeurent deux souvenirs obsédants, le premier est tentation des armes à feu. « Toute ma vie dépend ce que je pense du geste d'appuyer sur cette gâchette au moment où je suce ce canon. ». Le second est la scène du bordel à Djibouti, après que Perken avait écarté les allumeuses du premier rang qui se pendaient à son cou, et choisi dans l'ombre une boudeuse à l'écart, parce que celle-là, ça n'avait pas l'air de trop lui plaire. Je me souviens d'un bordel souterrain Bangkok qu'on appelait autrefois l'abri antiatomique parce que les liaisons téléphoniques ne franchissaient pas la dalle de béton. Une vieille maquerelle chinoise m'y offrait du pop-corn. Elle me racontait la grande époque des GI en permission qui arrivaient du Vietnam. En fin de semaine des vendeuses des alentour venaient y tapiner un peu. Et je revoyais la scène du bordel de Djibouti, l'héroïsme et 1'érotisme de Perken, le rêve des combats perdus d'avance se dépasser soi-même, aller plus loin, être plus grand que soi, combattre la mort en soi, s'emparer du pouvoir quelque part, devenir roi des Sedangs ou des Jaraïs. La poésie de la beauté guerrière. Hector sanguinolent traîné dans la poussière derrière le char. Le bel orgueil des condamnés refusant la grâce. L'exaltation tragique, l'allégresse farouche de l'échec consenti. Et songeant à Perken, pendant que la Khmère consciencieuse écrase mes muscles dans la poussière jusqu'à la douleur, je sais combien des hommes vieillissants peuvent être aussi dangereux que des buffles ou des gaurs à l'agonie, qui voient venir la déchéance et n'en veulent pas, ne craignent plus la mort ni le regard des autres, et pourraient aussi se jeter dans les pires aventures aussi bien que de jeunes étudiants idéalistes. S'enflammer encore une fois avant d'être tout à fait ignifugés.

La colère qui me gagne.

Chacun-e sait bien que la colère n’est rien d’autre qu’une dimension de la volupté. Et sans doute la plus scandaleuse de toutes. La plus riche de promesses. La plus drôle aussi. La plus à même, pour peu qu’on la prenne au sérieux, de nous faire embrasser le reste du monde. La plus dangereuse, peut-être. Une preuve ? Celle que nous apporte Abou-Moutahbar al-Azdî dans ce texte proprement affolant Vingt-Quatre heures de la vie d’une canaille (Ed. Phébus) dont j’ai déjà cité un extrait. Il faut, bien sûr, le rappeler : la délicieuse traduction est de René R. Khawam. 
Non, je n'ai pas fini de t'assaisonner... Tu es un chien dont le trou n'est que béance; un tuyau de vidange percé... Regarde-moi bien, et ouvre l'oreille. Du calme, aussi ! Et gare si je vois tes mains ou tes épaules esquisser un geste. Songe à la faiblesse de tes alliés. Songe surtout à la force des miens, tous recrutés parmi les mauvais garçons de Baghdâd : ils sont plus nombreux que les ramures de la palmeraie d'al-Basra, que les glands du chêne des montagnes, que les graines de moutarde d'Égypte, que les lentilles de Syrie, que les cailloux de la Péninsule, que les ronces de Qâtoûl sur le Tigre, que les grains de blé de Mossoul, que les fruits du lotus de l'Ahwâz, que les olives de Palestine. Je vais te les nommer, ces amis empressés à me secourir. Il y a là le Grand-Crasseux, Vif-Argent, Tôt-le-Matin, le Père-le-Mulet, Moûsâ-fils-de-la-Merde, Pisse-Ruisseau dit Fils-de-la-Chienne, Chasse-Têtes, Crotte-Menue, alias Fils-de-Cloporte, l'Arrnénien­sans-Chemin, Triste-Victoire, le Frère-la-Lance, également connu sous le nom de Fils-de-Ia-Culbute... Et je n'ai pas nommé Sa­Grandeur, ni Débite-Légumes, ni Le Récipient (qui exerce par ailleurs l'honorable profession de loueur d'ânes), ni Semence-de­Rue, fils de La Moutarde et cousin paternel de La Nappe - ce dernier natif de la froide Slavonie... Crois-moi, ces gens-là me connaissent comme un de leurs frères, aussi vrai que j'avale du sable et chie des cailloux, aussi vrai que je me nourris de noyaux de dattes et que mes étrons ont la forme du palmier! Malheur à toi ! Je suis la vague qui fracasse tout sur son passage, je suis la serrure impossible à ouvrir, je suis le feu de la discorde, je suis la meule qui broie toute récolte, je suis le monstre sans tête qui pendant une demi-lune continue d'arpenter le monde, je suis le fondateur du royaume des ruses, le rédacteur du premier chapitre du grand livre de la contestation, oui, je suis Pharaon d'Égypte et son ministre Hâmâne, je suis Nemrod fils de Canaan, je suis l'ours qui ricane en montrant ses crocs, je suis le mulet rétif, je suis la cavale de guerre qui adresse à tous ses ruades, je suis le chameau en rut, je suis l'éléphant lubrique, je suis le siècle déraciné, je suis la dévastation permanente, je suis le lion plein d'arbitraire, je suis la trompette du combat et le tambour boutefeu, je suis le radeau de Dieu sur l'océan en furie. Je suis la destinée, je suis l'avertissement, je suis le rocher sur lequel tout se brise! J’ai pouvoir de traverser le rang des armées affrontées ct de guider les bras qui distribuent les coups. Je me fais gloire de trancher les têtes qui se dressent à tous les horizons, de montrer visage de printemps quand tous sont dans la disette, d'étaler mon or à l'heure de l'universelle faillite. Je suis plus fameux que le jour de fête, mieux raffermi que le fer. Je suis al-Land jar, je suis Mirdâs, fils de 'Amr, je suis al-Achrar, je suis al-Djoulandî fils de Karkar, je suis Abou-'Ali-Ie-Borgne '. Le Diable, dès qu'il me voit, tourne le dos et file. Je suis le brigand plein d'astuce, je suis le coupeur de ponts. Je suis plus sage en ma conduite que la perdrix du désert, plus circonspect que la pie, plus goulu que l'essaim de mouches, plus têtu que le scarabée noir, plus corrosif que la poix liquide, mieux hors de prix que la thériaque, plus amer que la coloquinte, plus fameux que la girafe ! C'est moi qui, emprisonné dans le repaire des lions, ai dévoré les fauves préposés à ma garde; moi qui, chassant au désert, accommode mon gibier d'un ragoût d'herbes sauvages, buvant en guise de vin le sang de mes victimes et prenant pour amuse-gueules des cervelles de vipère !... J'ai toujours prêt un assortiment de poignards affûtés tout exprès pour taquiner les carotides; j'ai meurtri mes os au long des mauvais chemins, tamisant ma fibre au blutoir de l'épreuve; j'ai hanté les salons où s'assemblent les beaux esprits et les cavernes où complotent les truands !... J'ai tailladé sans relâche le foie des créatures... j'ai prêté main-forte à la goule mangeuse d'hommes à l'heure où elle mettait bas... je soutenais le brancard de Satan lors de ses funérailles et c'est moi qui l'ai fixé au bât sur le dos du lion !... Oui, j'ai déjà occis plus de mille ennemis, et j'en cherche mille autres qui bientôt connaîtront même fortune !... Vois mon visage !... il restera inchangé jusqu'à l'heure du Jugement ! Je ne recule devant rien. Je suis celui qui désembrouille les plus vilaines affaires, et qui récolte au passage les pots-de-vin... As-tu quelque grâce à obtenir de Malik, le gardien de l'Enfer ? Malheur à toi !... tu me connais à présent, et tu sais ce que je puis obtenir. Hamdoûn a été élevé dans mon giron : la plus douce peine que lui vaudront ses crimes est de se trouver un beau jour suspendu au gibet; et j'ai élevé Hamdâne de la même façon... J'ai moi­ même enduré châtiment: mille coups de fouet, sans sourciller. J'ai connu l'exil: on nous a chassés, ma femme Lumière-de-Dieu et moi, jusqu'au fond de la forêt de Châche, au Ferghâna... J'ai roulé mon sac jusqu'à Tanger, jusqu'en Andalousie, jusqu'en Francie, j'ai arpenté le lointain Maghreb, escaladé le mont Qâf, traversé les pays de Byzance, poussé jusqu'aux remparts de Gog et Magog, jusqu'aux contrées que n'a pu atteindre l'Homme-aux-deux­Cornes, que n'a point connues al-Khidr !... Et, crois-moi, en aucune de ces places je n'ai manqué de fermeté, me privant au besoin de manger pour survivre - et Lumière-de-Dieu, à cette course, m'en remontre de mille coudées: si elle acceptait seulement d'être fécondée, mille satans sortiraient d'elle !... Quant à moi, si l'on me coupait le con, je ne mourrais pas pour si peu: Dieu inventerait en ma faveur une nouvelle saison de vie !... Non, je ne crains personne: trouve-moi un interlocuteur dont la tête s'élève jusqu'à la constellation de la Chèvre, dont les pieds s'enfoncent dans les abîmes: d'un seul mot je disperserai ses os, et il lui faudra onze mois de temps pour les remettre en ordre... je lui trancherai le nez et je l'accrocherai à ses génitoires, que je lui expédierai ensuite sur le crâne à l'aide d'une baliste, lestées de double mesure de merde !... Oui, ton bonhomme aurait la tête en fer, le corps en bronze, des pieds de plomb, la torgnole dont je lui caresserais la nuque enverrait promener son nez de l'autre côté de l'air !... et aurait-il encore des moustaches à éteindre un incendie, je lui nouerais les poils du nez en une tresse qui lui passerait sous l'aisselle, et il pourrait par son entremise renifler directement les vesses que laisserait échapper son fondement !

Les confidences d'une canaille...


Sans doute, est-ce l’un des livres les plus sidérants jamais écrits… L’un des plus renversants que l’Orient nous a légué. L'écho lointain, miraculeusement préservé, du raffinement et de la poésie d’un Bagdad depuis longtemps oublié. C’est une réponse sans appel à notre quotidien le plus barbare. C’est d'Abou-Moutahbar al-Azdî, cet extraordinaire amoureux des mots, et de la manière dont ils s’enchainent, dans Vingt-Quatre heures de la vie d’une canaille (Ed. Phébus). La superbe traduction est de René R. Khawam. Un extrait, ici, pour vous faire saliver : 
Mais ma mémoire me joue des tours ... Que ne m'avez-vous présenté, tout à l'heure, de ces autres chefs-d'œuvre savoureux seuls à même de combler le désir des âmes chamelles... je veux parler de ces ragoûts d'agneau et de chevreau où n'entre que la chair la mieux engraissée, et que l'on relève, à son goût, de cannelle, de macis, d'extrait de raisins secs, de jus de grenade... Pour dire le vrai, un seul de ces plats me suffit:  un sauté de queue d'agneau barbarin d'âge tendre, qui se trémousse dans sa graisse, et dont la sauce vient tout juste d'être liée au lait caillé! Mais on peut remplacer la queue par des noix de côtelettes sans que le plat perde de sa douceur de caractère, de sa délicatesse de sentiment... Je ne me suis pas appesanti sur le détail de la recette; sachez simplement qu'y entrent l'huile légère, le galanga, le concentré de poireau à la syrienne, le girofle, la cannelle, le musc, le vinaigre encore... Sachez enfin qu'il s'accompagne à l'occasion de ces fines rissoles qui sont pour moi comme autant de ramilles printanières. Ah ! j'allais encore passer sous silence deux ou trois merveilles: sautés de viande aux oignons et aux œufs, qui sont régal de prince, fricassée de crêtes de coq, boulettes de viande au hachis d'oignons, poulet au vinaigre à la casserole... Et cette merveille d'entre les merveilles qui a pour nom « L'inspirateur de l'Amitié ». Et ce ragoût encore, le plus parfumé qui soit, dont la sauce accueille jus de raisin et jus de mûres!... Mais revenons à la suite: pourquoi ne nous serviriez-vous pas, à présent, une petite gelée de raisiné à l'eau de rose, ou au camphre, un joli flan nappé de caramel de dattes, ou tout simplement de miel - une pincée de sucre candi tamisé par-dessus! Ou un farci aux amandes à la rose, pourvu que le feuilleté soit parfait (c'est-à-dire aussi fin que la pâte d'amandes sera riche), et pourvu que l'huile de friture soit elle-même de l'huile d'amande! Ah, cette gomme liquide qui déjà me fond en la bouche! Je ne dédaigne pas pour cela le gâteau khalifal, lui aussi aux amandes, parfumé au musc ct qui croque sous la dent, ni l'aman­ dine des Abbassides, ni le gâteau de lait de blé au miel roulé dans la chapelure, ni le flan safrané piqué d'amandes frites dans leur huile (elles brillent sous mes yeux comme étoiles au firmament, comme coquillages sur la grève!). Ni le gâteau de miel juste tiré du four. Ni la gelée d'amandes, ni celle de coquelicots, ni la gelée sèche de l'Ahwâz, ni le trois-quarts au miel, ni la friandise d'al-Mansoûr, si renommée à Baghdâd, ni le gâteau des Barmécides (dattes et miel). Ni les chaussons au beurre copieusement arrosés d'eau de rose. Le tout, il va de soi, présenté dans des jattes de cristal, dans des compotiers de bois tourné, dans des coupelles de métal émaillé, dans des assiettes de Chine finement décorées...

Notre infinie propension à la joie


Inactuelles, les considérations émises par Friedrich Nietzsche sur le travail ? Jugez-en plutôt avec ces réflexions citées par le groupe d’économistes Krisis, de Nuremberg, dans ce Manifeste contre le travail, publié aux éditions « Osez la république sociale », et auquel je souscris volontiers, tant tout cela tombe particulièrement à point nommé, en vérité : 
Le travail est désormais assuré d'avoir toute la bonne conscience de son côté : la propension à la joie se nomme "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un sujet de honte. "Il faut bien songer à sa santé" - ainsi s'excuse-t-on lorsqu'on est pris en flagrant délit de partie de campagne. Oui, il se pourrait bien qu'on en vînt à ne point céder à un penchant pour la vita contemplativa (c'est-à-dire pour aller se promener avec ses pensées et ses amis) sans mauvaise conscience et mépris de soi-même. (in Le Gai Savoir) 


On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail [.], que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion: à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine. (in Aurore)

Twittérature (toujours)


Seriez vous de ceux qui sortent sans sourciller leur révolver pour peu que l’on s’aventure à prononcer devant eux, à haute voix, le mot de Twittérature (j’en connais !) ? Seriez vous de ceux qui n’ont pas encore saisi que toute littérature, nécessairement, n’est que contrainte et servitude, extorsion de mots, forceps et torsions de diverses natures, expulsions et bannissements de la langue, expectoration des phonèmes ? Et que la forme des fers, même, génère le chant qu’ils sont supposés administrer… Pour preuve, la récente publication, sur Pas-Vu-Pas-Pris, du quinzième chapitre (déjà…) de la Vie rêvée, le (trop fameux) TwitteRoman de Paul-Henri Sauvage… Avec, ici, ce court extrait juste pour vous donner l’envie « d’aller y voir de plus près » : 
Laetitia Jasmin perçoit alors un bref tremblement de l'air qu'elle respire. Une subtile altération du climat. Une infime variation du temps. Berlin n'est pas si loin. Elle y sera demain au plus tard. Rassemble son sac en moins de deux. Prévient le ban et l'arrière ban. S'apprête. S'imagine déjà. S'impatiente. Tourne 7 fois au moins la langue dans sa bouche. Accepte du steward aux yeux bruns une énième rasade de vodka. Attache sa ceinture à contre coeur. S'enthousiasme pour le kaléidoscope argenté des étangs, des prairies inondées ou d'invisibles méandres. Chaque voyage s'avère un échec. Chaque voyage vous ramène en enfance. Chaque voyage (un peu plus) vous laisse perplexe et blessée. Brisée. A la seule idée de devoir bientôt toucher terre vous êtes à deux doigts de déclarer forfait. A deux doigts d'abandonner la partie. Vraiment. A gauche, votre voisin de palier se tortille sur son siège, tourne sans y croire les pages de son magazine. A droite l'horizon s'impatiente. A gauche le bellâtre se fourmille les jambes, s'ankylose le bassin, lorgne en douce les fadaises de votre carnet, emberlificote sa ceinture. A droite, le soleil s'amplifie. Puis se valse musette, se chaloupe. Puis se dérobe, se drape de cumulonimbus, se travestit de brouillard. A gauche, l'insupportable s'embrouille allègrement les pinceaux. S'aventure à philosopher plus que de raison. Vous assomme d'insignifiances. A droite, la ligne des crêtes s'incline au couchant. Le fuselage s'écarlate du soir venu. Le réacteur vous serine de ne pas vous en faire... A gauche, l'impossible se targue de pouvoir convoquer Deleuze, balayer Descartes d'un revers de la main. Traiter Kant, ou Hegel, de farceur. A droite, la nuit s'échine à fertiliser le jour qui décline. Se devine, brusquement, la géométrie inquiétante des pistes d'atterrissage.  A gauche vous perdez pied. Vous accepteriez n'importe quoi pour que le furibard se taise une demi seconde. Une vague promesse de se revoir ? A droite, les guirlandes autoroutières, lessivées de pluie, chapelets d'antibrouillards et feux clignotants, se rapprochent dangereusement.
 A gauche vous avez tout faux. Le numéro dont vous avez, au final, accepté d'égrener le secret, se glisse dans la poche intérieure du veston. 


Je valide l’inscription de ce blog au service Paperblog sous le pseudo majuscule

Content de vous voir...


Il est des textes, sans doute, qui ne devraient jamais être écrits (car trop cruels). Il est des textes, sans doute, qu’à toute force on devrait éviter de vraiment lire (car trop effrayants). Il est des textes, sans doute, dont on devrait, à tout prix, éviter de parler (car trop dangereux pour l’équilibre du monde)(j’exagère à peine). Pour le dire autrement, les Corrections (Points romans), de Jonathan Franzen - prodigieux roman d’un auteur à succès, qui n’en finit pas, longtemps après, d’œuvrer de manière souterraine - semble incontestablement devoir se classer dans cette catégorie… Cet extrait, qui semble pourtant tellement léger, pourtant tellement insignifiant, pourtant tellement drôle : 
Ils traversèrent le long hall d'un pas mal assuré, Enid ménageant sa hanche douloureuse, Alfred brassant l'air de ses mains désarticulées et martelant la moquette d'aéroport de ses pieds mal contrôlés, tous deux portant des sacs Nordic Pleasurelines en bandoulière et se concentrant sur le sol qui les attendait, jaugeant les périls par tranches de trois pas. Pour quiconque les voyait détourner le regard des New-Yorkais aux cheveux sombres qui les dépassaient à grandes enjambées, pour quiconque apercevait le chapeau de paille d'Alfred planant à la hauteur du maïs de l'Iowa à la fin de l'été, ou la laine jaune du pantalon tendu sur la hanche fichue d'Enid, il était clair qu'ils venaient du Midwest et étaient intimidés. Mais pour Chip Lambert, qui les attendait juste après le contrôle de sécurité, ils étaient des tueurs. Chip avait croisé les bras dans une attitude défensive et levé une main pour tirer sur le rivet en fer forgé qu'il portait à l'oreille. Il était inquiet à l'idée d'arracher le rivet de son lobe - que le maximum de douleur que les nerfs de son oreille pourraient lui communiquer soit inférieur au choc qui lui aurait été présentement nécessaire pour retrouver son calme. De là où il s'était posté, à côté des détecteurs de métaux, il regarda une fille aux cheveux bleu ciel attraper ses parents, une fille aux cheveux bleu ciel d'âge étudiant, une très désirable étrangère aux lèvres et aux sourcils percés. Il fut frappé par l'idée que s'il pouvait baiser une seconde avec cette fille il pourrait affronter sereinement ses parents et que s'il pouvait continuer de baiser avec cette fille chaque minute que ses parents seraient là il pourrait survivre à leur visite. Chip était un grand type athlétique avec des pattes-d'oie et des cheveux jaunes clairsemés; si la fille l'avait remarqué, elle aurait pu trouver qu'il était un peu trop âgé pour les vêtements de cuir qu'il portait. Lorsqu'elle passa devant lui, il tira plus fort sur le rivet pour compenser la douleur de sa disparition à tout jamais de sa vie et pour concentrer son attention sur Son père, dont le visage s'illuminait à la découverte d'un fils parmi tant d'étrangers. Avec les mouvements désordonnés de celui qui se noie, Alfred se rua sur Chip et s'empara de sa main et de son poignet comme si c'était une corde qui lui avait été lancée. « Eh bien! dit­ il. Eh bien! » Enid le suivit en boitillant. « Chip! S'écria-t-elle, qu'est­ce que tu as fait à tes oreilles? - Papa, maman, murmura Chip entre les dents, espérant que la fille aux cheveux bleus était hors de portée. Content de vous voir. »

Et tu sais le plus drôle ?


De retour ici, en littérature, cet extrait d’Easter Parade, de Richard Yates, que je lisais, pas plus tard qu'hier soir, dans l’avion, Easter Parade dont Maud me parlait parfois, avec tant et tant d'émotion dans la voix, je ne sais plus quand, mais il y a longtemps, j'en suis sûr (hélas).
Il avait ralenti et mis son clignotant pour tourner, et à présent elle apercevait une petite allée en béton, un gazon bien tondu et une petite maison à deux étages tout à fait semblable à celle qu'elle s'était imaginée. Ils étaient arrivés. L'intérieur du garage, où il coupa le moteur, était plus ordonné que la plupart des garages. Il y avait deux vélos posés contre le mur, dont un avec un siège bébé rembourré derrière la selle. "Tu fais du vélo !" lui lança-t-elle par-dessus la voiture. Elle était descendue rapidement, tremblant toujours, et avait arraché sa valise de la banquette arrière; puis, parce que sa rage avait besoin d'être ponctuée par un bon gros bruit, elle claqua la portière de toutes ses forces.  "Voilà donc ce que vous faites tous les deux. Oh, quel beau tableau vous devez former, à vélo, avec la petite j'ai-oublié-son-nom, le dimanche après-midi, vos longues jambes toutes bronzées dans vos petits jeans raccourcis sexy, vous devez faire baver d'envie tout le New Hampshire..." Elle avait commencé à contourner la voiture pour le rejoindre, mais il ne bougeait pas et la regardait les yeux écarquillés. "... et puis vous rentrez à la maison prendre une douche vous vous douchez ensemble ? Peut-être que vous jouez à touche-touche en vous préparant un verre, et puis vous dînez et vous mettez bébé au lit, vous vous asseyez pour parler de Jésus et de la résurrection un moment, et c'est alors qu'arrive le principal événement de la journée, pas vrai? Toi et ta femme montez dans votre chambre et fermez la porte, vous vous aidez mutuellement à ôter tous vos vêtements, et puis, tiens, Dieu tout-puissant... en parlant de fantasmes qui deviennent réalité..." "Tante Emmy, tu vas trop loin." Trop loin. Haletante, la mâchoire crispée, elle porta sa valise dans l'allée en direction de la rue. Elle ne savait pas où elle allait et elle savait qu'elle avait l'air ridicule, mais il était impossible de marcher dans une autre direction. Elle s'arrêta au bout de l'allée, sans regarder en arrière. Un instant plus tard, elle entendit un cliquetis - de la petite monnaie ou des clefs -, puis un pas - des semelles de crêpes -, il venait la chercher. Elle se retourna. "Oh, Peter, je suis désolée, dit-elle, sans oser le regarder dans les yeux. Je... je ne peux pas te dire à quel point je suis désolée." Il parut vraiment embarrassé. "Tu n'as pas besoin de t'excuser" dit-il, prenant la valise de sa main. "Je pense que tu es très fatiguée et que tu as besoin de repos." Il la regardait avec un air détaché et spéculatif, à présent, plus comme un jeune psychiatre avisé que comme un pasteur. "Oui, je suis fatiguée. Et tu sais le plus drôle? J'ai presque cinquante ans et je n'ai jamais rien compris de toute ma vie."

Extrapolant nos frissons...


La fin du monde c'était hier. Aujourd'hui, le ciel est à nouveau serein ! Ne reste plus qu'à lire et relire ce qui toujours nous terrorise. Sur le site D-Fiction 24 textes, magnifiques, racontent l'apocalypse telle que nous l'espérons. Parmi ceux-ci, celui de Paul-Henri Sauvage dont je vous livre ici un extrait, rien que vous donner l'envie, bien sûr, d'aller y voir de plus près :
Vous ai-je dis qu’à force, nous n’avions plus besoin de parler ? Il nous suffisait d’un papillon aux ailes de corsaire pour nous croire en enfer. D’un écho, d’une ride à la surface de l’eau, pour penser la tempête. Vous ai-je dis qu’à force, Paul devenait taciturne ? Proprement terrifié. Extrapolant le vertige qu’appelait l’envie, souvent, de danser la margelle du puits. Extrapolant les ombres qui toujours peuplaient ce rivage. Extrapolant l’horizon que nous rêvions chargé d’épices. D’étoffes et d’animaux fabuleux. De caravelles naviguant au plus près des côtes. De marchands d’esclaves négociant à prix d’or le sourire d’une princesse. De rubis et de saphirs, perles et colliers à l’abri des regards. Extrapolant nos frissons au delà du raisonnable

Ecrire en état de grâce !


Les romans s’écrivent toujours un peu malgré les écrivains. C’est ce que semble malicieusement suggérer Antonio Lobo Antunes, au décours de ses conversations avec Maria Luisa Blanco, publiées aux Éditions Christian Bourgeois. Conservations traversées d’une excessive modestie à l’encontre de son travail… Car il ne fait guère de doute aujourd’hui que son œuvre est celle d’un immense écrivain qui a renouvelé le rapport au texte et à la manière dont la langue construit le monde qui nous entoure.
Les idées nous viennent pendant qu'on écrit. Ce sont les mots qui inventent le texte. C'est si clair pour moi que je n'ai aucun doute à ce sujet. C'est un processus que j'ai surtout rencontré quand j'ai écrit mes derniers romans. C'est le texte qui se construit malgré nous. J'ai eu un professeur à la faculté de médecine qui disait : Les malades guérissent malgré le médecin. Et c'est souvent ce qui se passe avec les livres. Parce que je n'ai pas de plans concrets, je commence par aller dans une direction, et c'est le livre qui m'emmène là où il a décidé d'aller. Tout à l'heure, on disait qu'écrire, c'est comme être en état de grâce... Et c'est ce que je ressens de plus en plus. J'éprouve une grande humilité parce que je ne sais pas grand-chose en matière de littérature. En réalité, je ne sais rien; le monde littéraire est un monde très compliqué. Je pense à Tchékhov, à ses pièces de théâtre où il ne se passe apparemment rien... Et pourtant, il s'y passe tant de choses. Il parvient à tout exprimer avec la plus grande simplicité et une extraordinaire économie de moyens. C'est comme quand on écoute Schubert, Mozart ou Chopin. Il y a des gens qui composent ou interprètent à la perfection des mélodies très difficiles à jouer et, pourtant, elles ne nous touchent pas sur le plan émotionnel. On peut apprécier leur talent, mais ils ne nous émeuvent pas. En revanche, il y en a d'autres, comme ceux que j'ai cités, qui, sans être aussi parfaits, nous émeuvent toujours. En ce qui concerne les livres, c'est ceux qui sont les plus simples en apparence qui s'avèrent être les plus difficiles, comme le Quichotte, par exemple. Cervantès est l'un des écrivains qui me transportent le plus, qui me laissent toujours bouche bée. Sterne, avec son Tristram Shandy, ce roman extraordinaire, est de ceux-là également. Quand j'ai écrit Le Traité des passions de l'âme, j'étais très content parce que je pensais avoir fait une découverte magnifique et définitive : faire avancer l'action par le dialogue. Mais après, je me suis aperçu que quelqu'un d'autre l'avait fait avant moi, un siècle plus tôt. Ça me donne aussi une sensation de respect et d'humilité. D'un autre côté, je suis conscient du fait que, par moments, je ne suis pas juste envers moi-même. Je crois que je n'ai aucun talent et que tout ce à quoi je suis parvenu est l'aboutissement d'un grand effort, de beaucoup de travail. Je pense que je ne suis pas né avec un talent naturel, comme Scott Fitzgerald, par exemple. Chez moi, aucun livre ne m'a été donné; je les ai tous écrits au prix de grands efforts, en me corrigeant toujours beaucoup. Pourtant, je me souviens aussi d'un manuscrit de Cortázar où, sur une page, il n'y avait pas une ligne exempte de corrections. Je suis vraiment persuadé que je n'ai pas de talent littéraire. Ce à quoi les autres parviennent avec aisance, j'y parviens très laborieusement, et l'effort que je fournis est très variable. Il y a des jours où j'écris cinq lignes, et d'autres où j'arrive à faire une page. Il y a des chapitres qui m'ont demandé quatorze ou quinze jours de travail et d'autres sur lesquels je n'en ai passé que quatre ou cinq. J'écris tous les jours, mais le résultat n'est jamais le même.

Quand j'écris, je pense.


Et puisqu’en ces temps, frileux, de prix littéraires, il conviendrait d’abord - et ce n’est pas si simple – de définir ce qu’il est convenu d’appeler littérature, puis-je me permettre, mes ami-e-s, de suggérer aux enseignants démunis (s’il y en a…) de s’aventurer à commenter en classe ce très bref extrait d’une lettre adressée, au début du vingtième siècle (quel vertige !), par Carlio Emilio Gadda à Bonaventura Tecchi (toujours cité par Jean-Paul Mangano in Le Baroque et l’Ingénieur. Essai sur l’écriture de Carlo Emilio Gadda. Ed. du Seuil) ? 
Certes, ma méthode est différente, parce que je suis de l'avis d'accueillir même l'expression impure (mais non moins vigoureuse) de la marmaille, des techniciens, des comptables, des notaires, des rédacteurs de réclames, des compilateurs de bulletins de bourse, etc., des militaires, outre ce que le cerveau suggère bizarrement à travers ses voies cachées. Sinon, que faire de toute la vie? [ ... ] Par rapport à la rigueur exceptionnelle des directeurs de Solaria, j'écris peut-être comme un cochon. Mais, crois-moi, quand j'écris, je pense: certains passages apparemment négligés sont des épreuves et des études: si tu voyais quel enchevêtrement sont les brouillons !

Un homme commun, vulgaire et bestial !


Dans un passionnant entretien, récemment publié dans l’excellente revue D-Fiction, Philippe Bordas, écrivain et photographe, évoque, entre autres, l’extrême singularité des écrits de Carlio Emilio Gadda. Gadda… Il n’en faut pas plus pour me retrouver immédiatement quelque part dans les Pouilles, assis à la terrasse d’un café, fasciné, hébété, transporté, par cette langue que je venais de découvrir et me donnait, brusquement, le sentiment de pouvoir tutoyer l’infini, traverser des océans à la nage ou triompher des pires tempêtes. C’était il y a longtemps, si longtemps... , avec Jade, juste avant que Violaine accepte, enfin, de nous rejoindre. Juste avant la mer immobile. Pendant l’été, éreinté de nuits tièdes. Avant que le monde ne s’écroule. Avant que nous ne soyons obligés de rentrer, tous les trois, au plus vite à Paris. Gadda… Bien sûr, chacun connaît l’Affreux pastis de la rue des Merles. Mais ce sont, plutôt, quelques extraits de son Journal que je préfère, ici, partager avec vous, mes ami-e-s… Sans doute parce qu’il me semble n’avoir, peut-être, jamais rien lu d’aussi effrayant sur la douleur d’écrire (extraits rassemblés par Jean-Paul Mangano in Le Baroque et l’Ingénieur. Essai sur l’écriture de Carlo Emilio Gadda. Ed. du Seuil) : 
Tragique, horrible vie. Je ne veux plus écrire, le souvenir est déjà trop. Automatisme de mes gestes, sentiment de ma propre mort: que ma vie s'achève au plus vite. /…/ Le sort tragique a ignoré mon désir, mes espoirs les plus virils et les plus sincères; il m'a laissé là, à souffrir pour Lui [Enrico, le frère], à souffrir pour moi, dans un monde désormais blafard, dans une société envers laquelle je n'éprouve que du mépris. /…/ Au lieu de diminuer, mes souffrances croissent en nombre et en intensité; ma rage contre des quantités de choses et mes soucis augmentent; mes espérances ont disparu. On ne vit pas comme ça, on ne peut pas vivre. [ ... ] Il ne reste plus rien, hors le visage de la mort, que je voudrais proche et libératrice. /…/ Cette famille que j'ai adorée à une certaine époque, j'en ai par-dessus la tête, je sens que les liens les plus chers se dissolvent, qu'un destin maudit veut [ ... ] faire de moi un homme commun, vulgaire, rustre, bestial, bourgeois, traître avec lui-même, italien, adapté au milieu. /…/ Je ne noterai plus rien, puisque rien en moi n'est digne de souvenir, même à mes propres yeux. Ainsi s'achève ce journal. Milan, 31 décembre 1919. 22 heures. A la maison.

En 2027, le prix Goncourt attribué à un robot ?


L’Occident, toujours en retard de plusieurs siècles, au moins, n’a presque rien vu de tout ça, rien entendu, rien appris... Au Japon, depuis quelques années, Miku Hatsune, une artiste virtuelle à la voix de synthèse, hologramme agressivement sexy de rigueur, s’est rapidement hissée est au sommet du top 50 ! Ses concerts, en live, se jouent à guichets fermés et rassemblent des foules immenses et hystériques. Nul doute que cette exception sera bientôt la règle : certains travaillent déjà, me dit-on de manière tout à fait convaincante, à patiemment concevoir des algorithmes sophistiqués susceptibles de décortiquer, en vue de nous en proposer de plus efficaces, les mélodies, les harmonies et les rythmes les plus à même de nous satisfaire en stimulant au mieux, et au plus vite, la biosynthèse cérébrale de la sérotonine… Nous y sommes presque, paraît-il. Au-delà, un horizon aujourd’hui encore insoupçonné se dévoile ! Dans quelques années, il est à craindre, ou peut-être même à espérer, hélas, - si vous voyez ce que je veux dire… - que nous ne lisions plus guère que des fictions entièrement construites et imaginées par des robots. A la vitesse où va le monde, prenons le pari, mes ami-e-s, que le prix Goncourt 2027 pourrait bien consacrer une nouvelle race d’écrivains. Et, si vous voulez tout savoir, je soupçonne même qu’un premier roman, entièrement conçu par un programme informatique, verra bientôt le jour, quelque part dans les profondeurs lointaines de la blogosphère. En attendant, et sans rapport avec ce qui précède, least but not last, Paul-Henri Sauvage himself diffuse maintenant certains de ses textes directement sur Apple Store ! Profitons-en… 

Twittérature (encore...)


A quelques jours, à peine, de l’ouverture à Québec du premier festival international de Twittérature (excusez du peu…), Paul-Henri Sauvage vient précisément de publier sur Pas-Vu-Pas-Pris le quatorzième chapitre de sa Vie Rêvée, twitteroman à multiples rebondissements et publié, comme chacun le sait, au jour le jour, ou presque, depuis bientôt deux ans ! Près de 1400 tweets aujourd’hui et presque autant de personnages qui n’en font qu’un seul… Il est temps, mes ami-e-s, et même plus que temps maintenant, de vous y abonner dare-dare depuis que le nombre, fatidique, de 2012 tweets* est annoncé pour bientôt… Vous voilà prévenu. Et pour qui, méfiance oblige, ne s’engage pas si facilement et voudrait, d’abord, en lire un extrait, juste pour se faire une idée, ces quelques lignes, violemment arrachées au chapitre récemment publié :
Deux semaines durant, montre en main, Antoine NimporteQui cherchera en vain à revoir sa (nouvelle) dulcinée. L'épuisant de messages abscons. Exaspérant son Facebook de commentaires injustes grandiloquents et profondément incohérents. S'emmêlant d'ailleurs joyeusement les pinceaux. Écrivant Delphine, puis Violaine, puis Jade, puis Reine et Trésor quand, simplement, il eut été préférable de l'appeler Laetitia. Allant même jusqu'à neutraliser complètement le répondeur de la belle d'une longue et pénible tirade pourtant explicitement destinée à Rose. C'est moi m'man décroches s't'plait... Allant même jusqu'à promettre. Allant même jusqu'à jurer. Allant même jusqu'à sévèrement s'énerver. Et jusqu'à déclarer. Jusqu'à proférer. Confesser. Saperlipopéter. S'accaparer. S'arc-bouter. S'emporter. S'exaspérer. S'exagérer le propos. S'écarteler la conscience. Se claquemurer le raisonnement. Se répéter les arguments. Se renfrogner le tempérament. Justifier l'emportement. Se briser le moral en beauté. Dix mille fragments, définitivement éparpillés. Soixante dix sept ans de malheurs et un naufrage irrémédiable. Puis brusquement se calmer. Respirer. S'amplifier. Lentement s'immoler. S'oublier. Par la fenêtre, c'était comme une cascade de promesses... Errances rêvées sur des plages balayées de lune et d'étoiles. Somnolences tropicales étourdies des couleurs de l'été. S'ébrouer... Inspirer. Antoine se souviendra peut-être, un jour, avoir bien failli perdre patience. Bien failli basculer dans la folie. Bien failli jeter l'éponge. Et puis un jour, soleil. Aurore naissante sur des flots parfumés. Papillons de lumière. Coccinelles et farandoles de fleurs. Silence... Antoine croit comprendre, dans l'étrange légèreté de l'air qu'il respire, le silence attendri des oiseaux, que Laetitia est enfin de retour. Antoine croit comprendre, au murmure gourmand qu'accompagne l'ombre fuyante qui traverse la cour, que la silhouette aperçue est la sienne. 
*2013, si ce tweet est posté l’an prochain, ce qui semble probable

Se balancent et frémissent


Lentement, très len-te-ment,… laisser venir le vide, une fois la tempête com-plè-te-ment apaisée… Puissiez vous, alors, entendre (en vous) ce qui se balance à peine et frémit. C’est de Tchouang-tseu, rapporté par Jean-François Billeter, in « Études sur Tchouang-tseu » (Editions Allia) : 
Qu'est-ce que le vent ? lui dit alors Tseu-ts'i : c'est le souffle de la grande masse. Mieux vaut qu'il ne souffle pas car, quand il se lève, toutes les cavités se mettent à hurler. Ne les avez-vous jamais entendus, ces mugissements ? Dans les gorges et les ravins des forêts de montagne poussent des arbres géants dont les creux ressemblent à des narines, à bouches, à des oreilles, à des godets, à des gobelets, à des mortiers, à des bassins, à des fosses - et cela gronde, et gémit, et mugit, et rugit, et râle, et murmure, et hulule et pleure. On entend chanter de grands oh suivis de grands ouh - petite harmonie quand souffle la brise, grande harmonie quand c'est l'ouragan. Et quand les rafales cessent, les cavités sont de nouveau vides comme avant. N'avez-vous donc jamais vu comment les arbres à ce moment-là se balancent et frémissent ?

Les enfants prophètes

Être toujours à la hauteur de cette infinie terreur qui pourtant, jour après jour, nous construit ? Être toujours à la hauteur de ce qui, quotidiennement, nous résiste et que d'aucuns, justement, nomment le réel ? Peu d’entre nous le sont, hélas… Et nos pauvres écrits, la plupart du temps, en témoignent (je parle pour moi !). Sauf à se faire appeler Franz Kafka et, à Mérano, écrire ceci, le 13 juin 1920, à une certaine Milena (cité par Claude Le Manchec in « En tout je n’ai pas fait mes preuves ». Choix de correspondances. Editions de l’éclat/éclats) : 
Regardez Milena, ce matin, je suis sur la chaise longue, nu, à moitié au soleil, à moitié à l'ombre, après une nuit quasiment sans sommeil; comment aurais-je pu dormir quand, trop léger pour le sommeil, je flottais sans cesse autour de vous et, c'est exactement ce que vous écrivez aujourd'hui, épouvanté par ce dont le destin me gratifiait, épouvanté comme ce qu'on raconte à propos des prophètes, qui étaient de frêles enfants (restés enfants ou redevenus enfants, peu importe), et qu'ils entendaient la voix les appeler, et ils étaient horrifiés, la peur leur déchirait le cerveau, et ils résistaient et enfonçaient les pieds dans le sol, car, ayant déjà entendu des voix qu'ils refusaient, ils ne comprenaient pas d'où venait le son terrifiant qu'ils entendaient - était-ce une faiblesse de leur oreille ou cela venait-il de la force de la voix? - et ils ne savaient pas non plus - c'étaient des enfants! - que la voix avait déjà gagné le combat et s'était introduite en eux à la faveur de cette peur justement qui étaient en eux, ce qui ne prouvait d'ailleurs rien quant à leur mission prophétique car beaucoup entendent la voix mais ne sont pas vraiment dignes d'elle, et il vaut mieux qu'ils disent non s'ils n'en ont pas la certitude - tel était mon état d'esprit quand vos deux lettres sont arrivées. Nous avons un trait de caractère commun, je crois, Milena : nous sommes si farouches et si craintifs; nos lettres sont différentes mais toutes ont peur de celles qui les précèdent et, plus encore, de celles qui les suivront. Cependant vous n'êtes pas craintive de nature, cela se voit facilement, et moi non plus, je ne le suis pas, mais c'est presque devenu une seconde nature; cela ne disparaît que dans le désespoir, à la rigueur dans la colère et, il ne faut pas l'oublier, dans la peur.

Cette mystérieuse alchimie...


Bel hommage à la littérature - et à Samuel Beckett… - que ce texte de Jean-Philippe Toussaint (in « L’urgence et la patience » aux Éditions de Minuit) ! 
Pour autant, l'œuvre de Beckett n'est pas difficile, elle est à la portée d'un enfant de vingt-trois ans. J'avais vingt-trois ans quand j'ai découvert les livres de Beckett, je vivais alors à Paris dans l'appartement de mon grand-père. J'ai lu Molloy dans une bergère (ou une marquise, noblesse oblige), en vieux velours bleu pâle, le tissu légèrement râpé aux bras, dans la chambre à coucher de l'appartement de la rue de Longchamp, je me revois dans le fauteuil, Molloy dans les mains, la couverture épaisse, les caractères très noirs, les belles et grandes majuscules (le J, le C, le M, le Q), et les virgules, ici et là, grosses comme des gambas, qui parsemaient les phrases et les découpaient impeccablement. À côté de cette marquise, c'est une chaise de jardin qui pourrait venir prendre place dans le garde-meuble de ma mémoire, la chaise de jardin verte en fer forgé sur laquelle je lisais L'Innommable dans une allée ensoleillée des jardins du Trocadéro, les phrases se mêlant maintenant aux lieux dans mon esprit, tandis que, dans ma mémoire, s'estompe le bruissement d'eau continu des fontaines des jardins du Trocadéro qui accompagnait ma lecture. Mais c'est pour Malone meurt qu'a opéré de façon la plus radicale cette alchimie mystérieuse entre un lieu et un livre. Je ne me souviens pas de telle ou telle scène précise de Malone meurt, mais j'ai un souvenir absolu de la lecture du livre, comme si toutes mes impressions de lecture de l'œuvre de Beckett, éparses, confuses, informulées, mes sentiments mêlés, de bonheur, d'admiration, de reconnaissance, s'étaient cristallisés à ce moment précis du temps et s'étaient fondus ensemble en cette fin d'après-midi de 1981, dans le bus 63, que je venais de prendre pour aller rejoindre Madeleine rue des Fossés-Saint-Jacques. J'avais travaillé toute la journée dans la chambre à coucher de mon grand-père, et je lisais Malone meurt dans l'autobus, je n'en étais encore qu'au début du livre, j'ignore quel passage j'étais en train de lire - qu'ai-je lu de si frappant alors que trente ans plus tard reste encore vivante et intacte la sensation de cet instant du temps ? Je ne sais pas. Mais c'est là qu'il faut situer la scène, s'il fallait, visuellement, dans une allégorie, représenter ma découverte de l'œuvre de Beckett. C'est un éblouissement, c'est une révélation, c'est un appel, une conversion, on songe à saint Paul tombant de cheval sur la route de Damas. Voici l'image: j'ai vingt-trois ans et je viens de descendre de l'autobus à l'angle du boulevard Saint­ Germain et de la rue Saint-Jacques, j'ai refermé Malone meurt quelques instants plus tôt, et je suis foudroyé sur place, je suis étendu sur le trottoir, le visage extasié, irradié de lumière, les bras en croix, comme le saint Paul du Caravage dans le tableau de l'église de Santa Maria del Popolo à Rome - et, à la place du cheval, le bus 63 qui s'éloigne vers la Seine dans la circulation et disparaît lentement de ma mémoire.