A quoi sert à la littérature ? Peut-être uniquement à convoquer,
pour les apprivoiser, des images, des souvenirs, un peu du réel d’autrefois, étrangement
oublié. La (bonne) littérature, comme machinerie ou processus censé être d’abord
doté d’un extraordinaire pouvoir d’évocation... Faites-en l’expérience ! Lisez
tranquillement, à voix haute, ces quelques phrases extraites de Repentir (Ed.
Gallimard) d’Hélène Ling. Puis fermez les yeux, et laissez venir… Donnez m’en
des nouvelles à l’occasion !
Il avait déjà douze ans alors (Simon le lui avait raconté à Rome un après-midi couché sur les draps, les volets rabattus, sous un mur ocre jaune rayé de soleil) et avec la machine à écrire de l'oncle oubliée chez eux après le jour de Noël en 1966, il s'enfermait dans une pièce aménagée sous les combles avec son autre fétiche du moment (le transistor Philips), dont il tournait la bague pour attraper au passage sur les ondes FM des morceaux du Jimi Hendrix Experience à l'Olympia rediffusés sur Europe 1, et bien sûr à profusion, avec un appétit insatiable, tous les sons qui arrivaient de Londres; il caressait surtout comme le capot d'un bolide la plastique incurvée de la machine à écrire, la pente en arabesque du modèle électrique Lexicon couleur crème, 1959, qu'il installait en face de la fenêtre éclairée très tôt en hiver, bien que la rallonge électrique branchée cinq mètres plus loin l'obligeât à laisser la porte entrouverte sur le couloir devenu caisse de résonance, où les pas de sa mère passaient avec un claquement particulier et une pause de quelques secondes à la hauteur du cabinet. C'était de là, en écoutant les Stones, qu'il débutait son propre rituel de sonorités avec le bruissement de la feuille de papier prise dans le rouleau et déroulée avec précision à cinq centimètres du bord, qu'il cherchait alors à faire crépiter l'appareil sous ses doigts, à en tirer une musique et des rythmes mécaniques de basse, chaque touche frappée résonnant comme une tête de marteau sur son tympan; puis en jouant des articulations, il s'exerçait à improviser des crescendos dans la vitesse, à faire jaillir de l'appareil des étincelles sonores qui excitaient indistinctement son oreille et ses nerfs dans une orgie de mitraille, lorsque les syncopes qu'il en tirait lui semblaient les soubresauts, les improvisations d'un sismographe de l'esprit, la machine s'abandonnant au pur bruitage, à sa peau neuve de percussions qui l'élevait du texte vers la débauche des instruments de musique. Ce vacarme dans la solitude et parfois dans le silence de l'étage s'éveillait par à-coups avec violence, alternant avec les déferlements de guitare électrique ou en contrepoint aux cris de Mick Jagger, et s'éteignait aussi vite, épuisé par la distance. Il avouait lui-même que, par la porte entrebâillée, Vine pouvait l'apercevoir assis de dos, concentré sur le mécanisme, devant la fenêtre où il apparaissait par reflets sous la lampe de bureau apparemment plongé dans une tension hypnotique, qu'elle tombait souvent derrière lui sur des livres empruntés en bibliothèque, dérobés parfois, comme un catalogue de dessins entrouvert sur une série de femmes désarticulées, d'organes sur pattes, d'emboîtements génitaux, et où il avait découvert sa première vulve-araignée (la transfiguration, lui avait-il dit, de l'animal atroce, haï, intolérable, en une image véridique), ou bien encore, sur les fragments d'un calendrier de gravures érotiques japonaises recollés autour du mont Fuji sur une grande feuille de papier kraft mise à sécher sous l'Olivetti; mais où qu'elle fouillât dans la pièce à la recherche de feuillets de son invention, laissant chaque fois derrière elle un désordre artificiellement rangé, jamais elle n'avait mis la main sur ce qui devait ressembler à une pile de textes tapés à la machine, ni aperçu la trace d'un quelconque manuscrit; une inconséquence, selon Simon, qui l'avait sans doute poussée à faire un jour irruption dans une séance de bruitage particulièrement intense, marchant droit au bureau à l'improviste, mais lui alors, soudain debout le dos contre la machine, avait arraché la feuille imprimée et l'avait froissée d'un seul coup de la main droite. Arrêtée dans son élan à moins de deux mètres de son fils, elle l'avait couvert du regard en silence un moment, immobile, pendant que le transistor diffusait à plein volume le refrain des Stones Paint it, Black, et l'avait vu ouvrir doucement la fenêtre de sa main libre, puis avec un briquet sorti de nulle part, mettre consciencieusement le feu à la sphère de papier, la projeter à moitié en flammes par-dessus son épaule dans le jardin et observer sa chute en spirale incertaine dans les plants de roses trémières.