Hier, par quelque extraordinaire hasard propre aux transports en commun, fugitive traversée du miroir,
je remarque soudain que c’est en lisant « La peau », de Malaparte,
que mon éphémère voisine (au corps de sirène) semble vouloir traverser Paris. Or,
précisément, et comment ne pas y voir un signe quelconque du destin, je venais la
veille de commenter sur mon carnet ce terrible passage :
La mer, accrochée au rivage, me regardait fixement. Elle me regardait avec ses grands yeux verts, haletant comme une bête s'agrippant au rivage: elle exhalait une odeur étrange, une forte odeur de bête sauvage. Au loin, vers l'occident, où le soleil déclinait déjà dans un horizon brumeux, des centaines et des centaines de bateaux, ancrés au large, se balançaient, enveloppés dans une épaisse brume grise, traversée par les éclairs blancs des mouettes. D'autres bateaux sillonnaient au loin les eaux du golfe, là-bas, tout noirs contre le spectre transparent et bleu de l'île de Capri : une tempête de sirocco se levait, couvrant peu à peu tout le ciel (c'étaient des nuages livides, crevassés d'éclairs couleur de soufre, fendus par de fines craquelures vertes, d'aveuglantes lueurs noires), poussait devant elle des blanches voiles égarées, cherchant refuge vers le port de Castellamarre. La scène était triste et vive, avec ces navires fumeux au fond de l'horizon, ces voiles qui fuyaient devant les éclairs verts et jaunes de la tempête, cette île lointaine qui errait dans l'abîme bleu du ciel. C'était un paysage mythique: en marge de ce paysage, Andromède pleurait, enchaînée quelque part à un écueil; quelque part, Persée tuait le monstre. La mer me fixait avec ses grands yeux implorants, haletant comme un animal blessé, et je frissonnai. C'était la première fois que la mer me regardait ainsi. C'était la première fois que je sentais le regard de ses yeux verts peser sur moi avec une si lourde tristesse, une telle anxiété, une telle douleur déserte. Elle me regardait fixement, haletant. C'était vraiment comme un animal blessé, accroché au rivage, et je tremblai d'horreur et de pitié. J'étais las de voir souffrir les hommes, de les voir se traîner par terre tout ruisselants de sang, gémissants, j'étais las d'entendre leurs plaintes, ces paroles merveilleuses que les mourants murmurent en souriant dans leur agonie. J'étais las de voir souffrir les hommes, les animaux, les arbres, le ciel, la terre, la mer, j'étais las de leurs souffrances, de leurs stupides et inutiles souffrances, de leurs terreurs, de leur interminable agonie. J'étais las d'avoir horreur, las d'avoir pitié. Ah! la pitié! J'avais honte d'avoir pitié. Et pourtant je tremblais de pitié et d'horreur. Au fond de l'arc lointain du golfe, le Vésuve se dressait nu, spectral, les flancs griffés par la lave et le feu, saignant par les profondes blessures d'où jaillissaient des flammes et des nuages de fumée. La mer, accrochée au rivage, me fixait avec ses grands yeux implorants et haletait, toute couverte d'écailles vertes, comme un immense reptile. Et je tremblais de pitié et d'horreur en entendant la plainte rauque du Vésuve errer haut dans le ciel. Mais autour de nous les feuilles sombres et luisantes des citronniers et des orangers, le frisson d'argent des oliviers dans la brise marine, sous le trouble éclat du soleil déjà déclinant, creusaient un lieu de paix tiède et claire au cœur de la nature inquiète et menaçante. Il venait de la maison une odeur de poisson frit et de pain chaud, un bruit de vaisselle, une gentille voix de femme qui parlait tout doucement. Un vieux pêcheur sortit de la maison, et s'adressant à nos amis qui, l'air mystérieux, s'entretenaient au fond du potager, leur cria que tout était prêt. Je crus qu'il s'agissait du dîner, et me mettant à table, à côté de Jack, je versai du vin dans nos verres. Ce vin avait un bouquet délicat et vif, nuancé d'un doux fumet d'herbes sauvages, dans lequel je reconnus le souffle chaud du Vésuve, l'haleine du vent d'automne sur les vignobles épars dans les déserts de lave noire et de cendre grise qui s'étendent autour de Bosco Treccase, sur les flancs du volcan. Et je dis à Jack: « Bois. Ce vin est pressé des raisins du Vésuve, il a la saveur mystérieuse du feu infernal, l'odeur de la lave et de la cendre qui ont enseveli Herculanum et Pompéi. Bois, Jack, ce vin antique et sacré. » Jack porta le verre à ses lèvres, et dit: « Strange people, you are ! » « A strange, a miserable, a marvellous people… » dis-je en levant mon verre.