Oh, comme je la vois nettement…

Je ne me lasse pas de rêver ce qui, sans doute, n’arriva jamais, ou si peu. C’est dire que, naturellement, je ne me lasse pas, non plus, de chercher à retrouver les mots que, sans doute, je n’ai jamais vraiment prononcés. Et voici que je lis ceci, de Lawrence Durrell, dans le Quatuor d’Alexandrie, qui m’enchante (vous pensez bien !) :
En automne les baies femelles prennent des tons inquiétants de phosphore, et après les longues journées de poussière et de vent âpre on sent les premières palpitations de l'automne, comme un papillon qui essaie ses ailes toutes neuves. Mareotis tourne au mauve citron et ses pentes se couvrent d'anémones. Un jour que Nessim était parti pour Le Caire, je vins à la maison emprunter quelques livres et je fus surpris de trouver Justine seule dans le grand studio, en train de raccommoder un vieux pull-over. Elle avait pris le train de nuit pour rentrer à Alexandrie, laissant Nessim à quelque conférence d'affaires. Nous prîmes le thé puis, obéissant à une subite impulsion, nous prîmes nos maillots de bain et descendîmes en voiture vers les plages de sable de Bourg El Arab, étincelantes dans la lumière mauve et or de cette fin d'après-midi. Inlassablement les vagues jetaient sur le tapis de sable frais leurs franges d'écume couleur de mercure oxydé; le grave et mélodieux battement de la mer servait de fond à notre conversation. Nous pataugeâmes quelque temps dans les flaques de mer, posant parfois le pied sur une éponge déracinée que le flux avait échouée là. Personne sur la route, je me souviens, si ce n'est un jeune bédouin squelettique qui portait sur la tête un cageot d'osier plein d'oiseaux sauvages, les pattes encore engluées sur des petites branches. Petite caille hébétée. Nous demeurâmes longtemps allongés côte à côte dans nos maillots humides, caressés par les pâles rayons du soleil déclinant, jouissant de la fraîcheur du soir qui s'avançait. Je fermais à demi les yeux tandis que Justine (oh! comme je la vois nettement!) était appuyée sur un coude, la main en visière devant les yeux, et me regardait. Toutes les fois que je parlais elle regardait mes lèvres d'un air un peu moqueur et presque impertinent, comme si elle attendait que je fisse une faute. C'est là que tout a commencé, et si je ne me rappelle plus le contexte, j'entends encore sa voix rauque et tremblante dire quelque chose comme: "Et si cela devait nous arriver, que diriez-vous ?" Mais sans attendre ma réponse elle se pencha sur moi et m'embrassa - je pourrais dire par dérision sur la bouche. Cela paraissait tellement hors de propos que je me tournai vers elle avec une sorte de reproche à demi formulé sur les lèvres. Mais à partir de ce moment ses baisers furent comme des coups de poignard haletants, doux et sauvages, qui ponctuaient le rire féroce qui montait en elle, un rire nerveux contenant plus qu'une immense raillerie, le rire de quelqu'un qui vient d'éprouver une profonde terreur. J'ai peut-être dit à ce moment-là : "Cela ne doit pas nous arriver". Et je crois qu'elle a répliqué: "Mais supposons que cela arrive ?" Alors - et je me rappelle cela très nettement - la manie de la justification s'empara d'elle (nous parlions en français: le langage crée le caractère national) et dans les courts intervalles où nous nous efforcions de reprendre notre souffle, lorsque sa bouche ferme se détachait de la mienne, ses beaux bras bruns emprisonnant les miens: "Ce ne serait pas par gourmandise ni par avidité. Nous avons déjà trop d'expérience: nous avons simplement à apprendre quelque chose l’un de l'autre. Qu'est-ce que c'est ?".