On dépend du ciel (in memoriam)


Pour R., dont les yeux dévorés de bonté, se sont (enfin) fermés pour toujours, avant-hier soir, au troisième étage d’un hôpital indigne, comme le sont tous les hôpitaux, à deux pas du (de notre) paradis, ou presque,  en hommage à toute une vie, ce texte de Jean Rouaud dans « Les champs d’honneur » (Ed. de Minuit), dont il nous était arrivé de parler, une brise d’été dans les arbres, mille et une (au moins) constellations d’étoiles pour décor :
Après la mort de papa, c'est un sentiment d'abandon qui domine. Le cours des choses épousait sa pente paresseuse avec un sans-gêne barbare : jardin envahi par les herbes, allée bordée de mousses vertes, le buis qui n'est plus taillé, les dalles de la cour qui ne sont plus remplacées et où l'eau croupit, le mur de briques percé de trous, les objets en attente d'un rangement, les rafistolages dans un éternel provisoire. Plus rien ne s'opposait au lent dépérissement. Dans les jours qui suivirent la mise en terre, Julien, le fossoyeur, rapporta à la maison trois objets de valeur qu'il avait exhumés du caveau familial : les deux alliances des parents de papa et le dentier en or de sa mère. Il déposa son trésor sur la table de la cuisine, timidement, avec l'humilité des réprouvés. C'était un ancien ouvrier agricole, le grade le plus bas dans la hiérarchie des campagnes, un loueur de ses bras qu'on couchait dans l'étable et qu'on salariait d'un couvert. Accéder au poste de fossoyeur municipal fut pour lui plus qu'une promotion inespérée, une sorte d'adoubement. Il avait été recruté sur une métaphore. Accompagnant son patron à sa dernière demeure, il aurait répondu au maire qui le sollicitait : « Les morts, c'est comme la semence, on met en terre et après, tout dépend du ciel. » Peut-être en effet est-ce parce qu'ils enterrèrent d'abord leurs morts que les premiers hommes, confiants en la résurrection, inventèrent des millénaires plus tard ce geste plein d'espérance d'enfouir des graines dans le sol. Quoi qu'il en soit, l'anecdote, rapportée, valut à Julien de la considération. On lui trouva de la profondeur, celle qui sied à la fréquentation des morts. Dans les commentaires, il se disait qu'au contact de la nature la solitude atteint fréquemment à cette dimension cosmique - et cela paraissait plus évident que d'une pomme qui tombe concevoir les lois de la gravitation universelle. La place de fossoyeur municipal étant vacante, le maire et son conseil, impressionnés par ce parangon de la sagesse populaire, l'attribuèrent spontanément au journalier philosophe sans emploi. Les premiers temps, il crut qu'on attendait encore de lui quelques sentences. Il ne manquait jamais de placer : « Les pierres sont les os de la terre », mais, ne retrouvant pas la veine de ses débuts, il se cantonna bientôt prudemment dans son fief. Du fait de sa familiarité avec les morts, il s'accordait le privilège de ne pas baisser la voix quand il dirigeait les opérations, écrasant le murmure des visiteurs et marquant ainsi sa puissance locale. Il circulait comme un chat entre les tombes dans son ensemble bleu rapiécé, terreux, le béret rabattu en accent circonflexe sur les yeux, progressant à longues enjambées dans ses bottes de caoutchouc vert.