L'écriture comme sinthome


Un ouvrage tout à fait passionnant, tout entier consacré à Sebald, vient de paraître, aux éditions Inculte… Il comporte, notamment, des textes qui questionnent la littérature et mettent en perspective la fiction d’un roman et la réalité, vécue, des souvenirs et de l’Histoire (je pense en particulier au très beau texte de Caroline Hoctan : « Les Emigrants ou Du souvenir… »). Mais je choisis, finalement, de faire figurer, ici, - sans doute parce qu’il me raconte une histoire à dormir debout dont je ne cesse, hélas, d’entendre la chute - un extrait, proprement fascinant, du texte de Mathieu Larnaudie intitulé « Une carence existentielle chronique ». Il y est question de Jean-Jacques Rousseau, de Sebald, et de Robert Walser, bien sûr (le plus solitaire, nous dit Sebald, des poètes solitaires). Il y est question de cette espèce de folie qui consiste à ne pas vivre autrement qu’en écrivant (et peu importe alors que toute cette affreuse écriture soit, ou non, imprimée, diffusée, publiée ou même lue, d'ailleurs, et c’est, si l'on y pense un peu, le plus étrange de tout) :
Mais l'écriture est aussi un piège. C'est en évoquant deux autres figures fortement identificatoires pour lui, deux glorieux marcheurs solitaires, que Sebald montre comment le fait même d'écrire peut se révéler une autre terrible forme d'absence à soi, de puits sans fond dans lequel le sujet graphomane expérimente une nouvelle espèce de perte et de dissolution. Jean-Jacques Rousseau, réfugié dans l'ile de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, goûte à la fois au bonheur de la solitude - échappant à ses délires de persécution et au sentiment, comme l'écrit Jean Starobinski, de « s'éprouver captif à l'intérieur d'un réseau de signes concordants » - et à la latitude de se livrer pleinement à son travail. Il est alors dans un développement continu de son œuvre. « Si l'on considère l'ampleur et la variété de cette production, force nous est d'admettre qu'il a dû rester incessamment penché sur sa table de travail, à consigner en d'infinis alignements de caractères, de mots et de phrases le jaillissement de ses pensées et de ses émotions. » Le seul passe-temps qu'il s'accorde pour son divertissement est (lui aussi, pourrait-on dire) la botanique. Il se donne, comme il le note dans un passage, pour projet de décrire une par une « toutes les plantes de l'Isle ». « Le motif central de ce passage est moins le regard porté sans prévention sur les plantes poussant dans l'Isle que l'ordre, la classification et l'établissement d'une systématique complète. L'occupation la plus anodine, le propos délibéré de ne plus rien penser et de travailler, un projet rationnel visant à créer des listes, répertoires et catalogues exhaustifs [ ... ] » Car Rousseau, dit Sebald, ne cherche alors rien tant qu’à échapper à sa pensée ; à « arrêter le mouvement des rouages dans sa tête » ; à ne plus penser; à dissiper les pensées « qui s'accumulaient dans sa tête comme des nuées d'orage ». L'écriture ne lui est aucunement un remède, mais bien un symptôme : « On pourrait aussi comprendre l'écriture comme un acte en permanence contraignant, prouvant que l'écrivain, de tous les sujets malades de la pensée, est peut-être le plus incurable. » Tout aussi incurable, Robert Walser. Envers ce dernier, « le plus solitaire de tous les poètes solitaires », Sebald éprouve à l'évidence une amitié identificatoire singulière; il est l'un des multiples doubles qui jalonnent son œuvre, l'un des plus proches peut-être. Un double sombre et fascinant, mélancolique, vaincu, délirant, finissant sa vie à l'asile dans un état de désordre mental et de dénuement total, lui que Sebald, dans le très beau texte qu'il lui consacre, où l'exercice d'admiration se confond avec la méditation sur l'écriture et, pour ainsi dire, avec une sorte de programme esthétique, se plaît à se dépeindre comme un pur errant, promeneur métaphysique, inapte à l'attachement à quelque chose matérielle ou quelque lieu que ce soit, entièrement aspiré par le territoire du crayon, comme il intitule ses «microgrammes », manuscrits notés en minuscules caractères témoignant d'une concentration maniaque. Sujet à une «carence existentielle chronique », écrit Sebald, « il continue d'écrire jour après jour, jusqu'à la limite de la souffrance, et fréquemment, je pense, un peu au-delà ». Même les principaux événements historiques, tel que le début de la première guerre mondiale, n'ont pas de prise sur lui: rien ne le détourne de « la graphorrhée à laquelle Walser s'adonne de peur d'en terminer trop vite ». Walser est en proie à l'impossibilité d'arrêter d'écrire comme Rousseau à celle de penser. « Mon dos en devient tordu, écrit-il, rapporte encore Sebald, car je reste souvent penché des heures durant sur un mot qui doit parcourir le long chemin entre le cerveau et le papier. » Ecrire sur la faille qui parcourt la conscience équivaut ainsi à courir le risque de basculer en effet dans la folie, à laquelle l'écriture, loin d'en préserver, peut mener celui qui entre trop avant dans un rapport pathologique avec elle. Si les personnages de Sebald, en dignes enfants de la catastrophe, se meuvent dans une absence à soi et une perte d'identité qui forment, à la fois, une ouverture au monde (la prémisse d’une quête) et un manque a être, cette fêlure est portée par le geste même d'écrire, qui, simultanément, la fouille, la résorbe et la creuse. La littérature est l'expérience en acte de cette carence existentielle. L'écriture opère sur cette séparation dont Walser serait peut-être, aux yeux de Sebald, le nom, ou le représentant idéal, c'est-à-dire clandestin, détaché du monde.