Le milieu du roman


On peut dire tout ce qu’on veut, il existe bien une autre manière de considérer le réel que celle qui nous fait, parfois, pour faire bref, détester le soleil en été. Cette autre manière d’être au monde, appelons-là schizophrénie paranoïde, folie des grandeurs, pensée magique ou littérature, peu importe au fond… D’ailleurs, les propos de Zadie Smith, que je lis avec passion dans ce premier numéro de l’excellent Believer (in french… Ed. Inculte), me paraissent témoigner de ce vertige que chacun à sa façon, d’ailleurs, plus ou moins, pourrait expérimenter :
Au milieu du roman, une sorte de pensée magique prend le dessus. Soyons précis, le milieu du roman peut ne pas avoir lieu au centre géographique effectif du roman. Par « milieu du roman », j'entends toute page où l'on se trouve lorsqu'on cesse tout à coup d'appartenir à son foyer, à sa famille, son conjoint, ses enfants, aux courses à faire, au chien à nourrir et au journal à lire, je veux dire quand il n'existe rien d'autre au monde que ce roman, et que même quand votre femme vous dit qu'elle couche avec votre frère, son visage n'est qu'un gigantesque point-virgule, ses bras des parenthèses, et vous restez là à vous demander si fouiller est un meilleur verbe que fouiner. Le milieu du roman est un état d'esprit. Des choses étranges s'y passent. Le temps s'arrête. Je m'assieds pour écrire à 9 heures, je cligne des yeux, puis les informations du soir sont en cours et j'ai écrit quatre mille mots, plus de mots que je n'ai pu écrire en trois longs mois, un an plus tôt. Quelque chose a changé. Et ça ne se réduit pas à votre lieu de vie. Si vous allez dehors, tout, et je dis bien tout, paraît naturellement lié à votre roman. Quelqu'un dans le bus dit quelque chose, et cela semble en sortir directement. Vous ouvrez le journal, et le moindre recoin de chaque histoire a un rapport avec votre roman. Si vous avez la chance d'avoir un éditeur qui vous attend pour le publier, c'est le moment où vous l'appelez paniqué en essayant de faire avancer la date de publication, parce que vous n'arrivez pas à croire à quel point en ce moment le monde est en phase avec votre roman et s'il n'est pas publié le mardi qui suit, peut-être que le moment opportun passera et que vous devrez alors vous suicider. La pensée magique rend fou et rend tout possible. Des problèmes de structure épineux se résolvent d'eux-mêmes avec une facilité incroyable. Vous voyez ce paragraphe? Il suffit de le déplacer pour que le chapitre entier soit parfaitement à sa place! Pourquoi n'avez-vous pas vu ça avant? Vous attrapez au hasard un livre de poésie sur l'étagère et la première ligne que vous lisez devient votre épigraphe, elle semble avoir été écrite pour l'occasion. Tous les auteurs ont une histoire de pensée magique à raconter, ou plusieurs. J'en ai une étrange que je suis incapable d'expliquer. Alors que j'écrivais mon deuxième roman, j'ai participé à une vente aux enchères littéraire. Les gens font une offre, leur argent va à une œuvre de charité, et les gagnants deviennent les personnages d'un roman. Mon gagnant s'appelait John Baguley. Ce n'est pas un nom courant en Angleterre, je ne l'avais jamais entendu avant. Dans mon roman, John Baguley est un marchand d'autographes qui va à une vente aux enchères et paie pour avoir son nom dans un roman. À ce moment-là, je pensais que c'était une jolie idée. Peu après avoir écrit la scène, mon chauffage est tombé en panne. On était en plein hiver, il gelait. J'ai appelé un plombier. Le plombier a voulu voir précisément quelle marque de chaudière victorienne j'avais. Il y avait une vieille mousse de protection tout autour, qui recouvrait la marque. Il l'a enlevée. Dessous, on pouvait lire : John Baguley et fils. Même orthographe.