Une machine au service de la littérature ?


Assez drôle, en ces temps de considérations intempestives à propos d’internet et de littérature, ce texte de Mark Twain sur les premières machines à écrire (« Dompter la bicyclette et autres déboires » in La petite collection des Editions du sonneur) :
Rapidement, j'ai loué les services d'une jeune femme à qui j'ai fait mes premières dictées (surtout des lettres) ; je continue aujourd'hui. La machine ne faisait pas (comme actuellement) les capitales et les minuscules, mais seulement les capitales. Il s'agissait de capitales gothiques, passablement hideuses. Je me souviens de la première lettre que j'ai dictée, adressée à Edward Bok, qui était alors un gamin. Je ne le connaissais pas à l'époque. L’esprit entreprenant qui le caractérise ne date pas d'aujourd'hui – il l'avait déjà en ces temps de jeunesse. Il amassait les autographes et ne se satisfaisait pas d'une simple signature ; il lui fallait une lettre manuscrite complète. Je la lui ai procurée - tapée en capitales à la machine, signature comprise. C'était long ; un sermon, qui donnait des conseils et faisait des reproches. Je disais qu'écrire était mon métier, mon gagne-pain; je disais qu'il n’était pas convenable de demander à quelqu'un de donner des échantillons de son travail; aurait-il demandé un fer à cheval à un forgeron? Ou un cadavre à un médecin? J'en viens maintenant à ce qui compte - de mon point de vue. En 74, la jeune femme a recopié à la machine une bonne partie de l'un de mes livres. Dans un précédent chapitre de cette Autobiographie, j'ai déclaré que j'étais le premier au monde à avoir jamais eu un téléphone chez soi à des fins pratiques; je vais maintenant proclamer - et ce tant qu'on ne le réfutera pas - que j'ai été le premier au monde à mettre la machine à écrire au service de la littérature. Ce livre devait être Les Aventures de Tom Sawyer. J'en ai écrit la première moitié en 72, le reste en 74, j'en conclus donc que c'était bien celui-ci. Cette machine des débuts était pleine de caprices, pleine de défauts - des défauts diaboliques. Elle était aussi dépravée que la machine d'aujourd'hui est vertueuse. Au bout d'un an ou deux, j'ai trouvé qu'elle me gâtait le caractère, aussi ai-je pensé à la donner à Howells. Il s'est montré réticent, car il n'aimait pas les nouveautés, dont il se méfiait; il n'a pas changé. Mais je l'ai convaincu: il avait une grande confiance en moi, et je l'ai amené à croire, à propos de la machine, des choses que je ne croyais pas moi-même. Il l'a emportée chez lui à Boston: mon moral a alors commencé à se rétablir, mais lui n'a jamais recouvré le sien. Il l'a gardée six mois, puis me l'a renvoyée. Je m’en suis débarrassé par la suite à deux reprises, mais jamais définitivement: elle revenait à chaque fois. Puis je l'ai donnée à notre cocher, Patrick McAleer, qui s'est montré très reconnaissant, vu qu'il ne connaissait pas la bête et qu'il croyait que je souhaitais le rendre meilleur et plus sage. Dès qu'il a été meilleur et plus sage, il l'a vendue à un hérétique contre une selle de femme dont il n'avait pas l'usage, et là s'arrête ce que je sais de l'histoire de cette machine.