Une lutte incessante avec soi


Toujours à propos de l’acte d’écrire, Annie Ernaux dont il m’est arrivé de lire certains textes avec beaucoup de plaisir, rapporte ceci dans un échange avec Frédéric-Yves Jeannet, récemment publié (L’écriture comme un couteau. Ed. Folio) :
J’ai été frappée par ce que disait Carver - dont j'aime énormément l'œuvre - pour plein de raisons. Tout d'abord, une façon simple de parler de sa vie matérielle, d'en indiquer l'importance décisive sur son écriture, par le choix du texte bref, la nouvelle. Ce n'est peut-être pas le seul élément déterminant, mais au moins il ne le cache pas. En France, on préfère souvent éviter soigneusement ce sujet. D'autre part, il évoque - chose infiniment rare chez un écrivain homme - les cris et les jeux de ses enfants, dont il doit aussi s'occuper, qui l'empêchent de se concentrer. Et je suis ramenée à une période de ma vie, entre vingt-cinq et quarante ans, pendant laquelle il m'a été très difficile d'entreprendre un travail d'écriture suivi, ma vie étant celle que menaient et continuent de mener nombre de jeunes femmes, avec toutes les apparences de la liberté et du bonheur: travailler au dehors (l'enseignement), s'occuper des enfants (deux), faire les courses et les repas. Lorsqu'on ne sait pas quand l'on aura deux ou trois heures de tranquillité pour écrire et que, si cela arrive, à tout moment on peut être dérangée, on ne peut pas s'immerger réellement dans un autre univers. Ou au prix d'une lutte incessante, avec soi surtout, pour ne pas renoncer. D'autant plus que, prise dans une configuration familiale et professionnelle d'un côté et de l'autre en butte aux difficultés inhérentes à l'écriture, je ne parvenais pas à déterminer si c'était la diversité des tâches qui me dispersait, le temps qui me manquait, ou la force et la capacité d'écrire. À certains moments, je me demandais si je ne serais pas plus heureuse en cessant d'écrire, si je ne gâchais pas la vie de tout le monde, de mon mari et de mes enfants. Je ne me demandais pas si ce n'était pas eux qui gâchaient la mienne... À deux reprises, dans cette époque, je suis partie un mois hors de chez moi, isolée complètement, pour écrire. J'y tenais, j'en éprouvais malgré tout de la culpabilité, une culpabilité que j'avais aussi connue, mais à un moindre degré, en préparant les concours d'enseignement, avec mes enfants petits. Bref, je n'échappais pas complètement à la vision de ce qui doit être prioritaire pour les femmes, à une sensation d'illégitimité de me livrer à une activité qui ne concerne pas ma famille (alors que l'obtention d'un concours, elle, engageait économiquement la situation familiale). Ensuite, divorcée, vivant seule avec mes fils qui devenaient progressivement autonomes, je n'ai eu comme contrainte que celIe de l'enseignement à distance, où j'étais entrée à la fin des années soixante-dix. Les séries de cours à rédiger et les copies à corriger réclamaient beaucoup de temps, mais je pouvais choisir mes horaires de travail, voire mes jours, le vrai luxe ... Que les diverses contraintes aient influé sur le temps d'écriture de mes textes, le rythme de leur publication, j'en suis sûre. Leur brièveté, elle, à partir de La place - dont la rédaction coïncide au contraire avec la fin de ma vie matrimoniale et donc plus de temps -, dépend de toute une réflexion sur l'écriture, d'un changement de celIe-ci, dont j'ai déjà parIé. Écriture concise, pour laquelIe je suis infiniment plus lente.