Une légende vague et flatteuse


J’ai déjà écrit, ici, tout le bien que je pensais de ce texte terrible, et magnifique, Les Espérados (Ed. L’Echappée), de Yannick Blanc. Mais je n’ai pas encore précisé que cette histoire vraie se poursuivait, dans le même ouvrage, par une lente et somptueuse remémoration, Le Troupeau par les cornes, de la manière dont certains ont reçu ce qui n’était, pourtant, qu’un fascinant témoignage. Or, on ne peut lire l’un sans comprendre l’autre. Et réciproquement...  A titre d’exemple, ceci :
Ahhr. Laisse tomber, laisse tomber. Si jamais un mouvement de mode musical fut porteur d'émancipation - morale, sexuelle, charnelle -, ce fut le rock’n’roll prolongé par la pop et les rassemblements. Toute une jeunesse, surtout occidentale, mais jetée dans le monde et le monde en elle, la jeunesse du monde, déracinée, déculturée, s'unifia dans le rejet du vieil ordre moral, autoritaire, castrateur, frigide, des prêtres et des militaires, des hommes d'affaires et des commissaires politiques. Partout il y eut des tentatives de fraternisation, naïves, pataudes, déplacées parfois, contre les frontières, les limites, les interdits, les hiérarchies, les règles des vieux. C'est incroyable d'y avoir tant cru. Et c'est d'y avoir tant cru que l'incroyable faillit devenir croyable. Entre 1967 et 1969. Entre Bolivie et Népal, Kaboul et Prague, Vierzon et Tanger. On parle bien de l'aspect principal du mouvement tel qu'il parut à ses propres yeux et à ceux du monde effaré: cet irréductible irénisme, insouciant et suicidaire, cette pétulance, cette exubérance mâtinée de bouddhisme à deux balles qui a vraiment cru ramener les hommes à leur état primitif de fils du soleil et tant pis si on crève et qu'on n'y arrive pas! Au moins on aura vécu! Il n'est pas exclu que cette vague de petits bourgeois blancs pour l'essentiel, avec leurs signes de la paix tracés au marqueur sur leurs treillis, qui rejetaient l'emploi des armes par morale, tempérament et réalisme, aient senti leur chance comme la dernière chance: avant les ordinateurs, les centrales et la rigor mortis technologique. L'insurrection sexuelle, la révolte des corps, le soulèvement de la vie, la mutinerie de la jeunesse: voilà ce que l'explosion du rock eut de politique, de quelle éruption orgastique elle fut l'hymne jaillissant. Avant, bien sûr, d'être plus que retournée par l'industrie du divertissement et ses manœuvres idéologiques, jusqu'à s'affaisser en ondes toujours plus bénignes. Mais quoi, on sait que les punks eurent leur exposition à la villa Médicis et les situs à Beaubourg; que la « contre-culture » underground est à la culture marchande de masse - over the counter -, ce que la « recherche fondamentale » est aux appareils high-tech de la FNAC. Et c'est pourquoi les uns et les autres s'y retrouvent en vente, les derniers servant de support matériel et commercial à la première. Au-delà de leurs contenus, la musique et l'image de masse, l'audio-visuel, auront été la plus formidable machine antipolitique et anti-intellectuelle de ce demi-siècle. La politique, c'est l'art des idées mises en mots, écrits, lus, prononcés compris: exigeant l'effort d'un double déchiffrage - le son puis le sens -, de l'attention, de la réflexion, une élaboration verbale. Tu vois c' que'j'veux dire ? Rien de commun avec cette universelle lavasse pour les yeux et les oreilles qui dégueule des amplis et des écrans afin d'empêcher toute pause, toute pensée, toute solitude, tout ennui, tout silence. Les mâchoires d'ânes ne manqueront pas de rabâcher qu'Orwell, Adorno, Ellul, protestèrent jadis avec bien plus d'acuité, de raisons et d'éloquence contre l'invasion du jazz et de la radio - du bruit -, dans le moindre foyer ou débit de boissons. Vaines alertes, le bruit a vaincu, éliminant par son fait même la possibilité de lui résister. Quitte à perdre en si bonne Compagnie, je tiens qu'on ne combat pas les OGM avec un bal folk, le racisme avec un concert rock, ni l' oppression avec un festival, fut-il « des Résistances ». Vous n'avez pas encore compris depuis le temps? Pardon pour la tautologie, on combat en combattant. Avec de la politique et en politisant. Pas avec de blettes animations « festives », « ludiques », « interactives » et toujours plus effilochées. La «résistance » ne peut, et ne doit commencer, que par la lutte contre le bruit et pour le sens. Le discours explicite du rock s'abêtit sans cesse au fil des décennies, toujours moins politique, toujours plus « glamour », « décadent », « indus », etc., cependant que sa forme - rythme, tempo, volume sonore -, poursuivait nécessairement une surenchère compensatrice afin de renouveler les stocks dans les bacs et de répondre aux aspirations pseudo-radicales du fan de Toul ou de Morlaix. Au bout de cette fuite en avant, le punk, réunion du sens et du son. Révolte rock contre le rock. Antirock morbide, masochiste, nihiliste, rageur, grossier, antisexuel, ascétique, hideux, toxique, terminal.
Et puis ceci,  glacial, comme une lointaine et cinglante réponse à des lèvres qui depuis longtemps, hélas, n’aspirent plus qu’au silence…
Je sais, pour l'avoir vécu, que ni d'anecdotiques descentes de police, ni la pression d'un environnement « hostile » - parfaitement indifférent en réalité -, n'ont rien fait à la débandade des groupes soixante-huitistes. De tels phénomènes, s'ils avaient existé, les auraient plutôt soudés et renforcés dans leur importance. Ils ont en fait explosé sous la pression interne des haines multiples, des conflits incessants, de rivalités inexpiables. Littéralement, leurs membres ne pouvaient plus se voir, et ne le pourront jamais plus, sauf à faible fréquence et faible intensité. Lors des enterrements, par exemple. C'est ce qui arrive lorsque l'on transfère de l'extérieur vers l'intérieur, dans une sorte de huis clos, l'attention et l'activité du groupe, sa scène principale, ses enjeux et donc ses contradictions. Qui aura le premier rôle ? Qui seront les rôles secondaires ? Enfin des gens tournés vers eux-mêmes, obéissant à la dure loi du moindre effort, n'intervenant que peu ou pas dans leur environnement, ont peu de chance d'entraîner une population qui leur reste étrangère de toutes les façons et se trouve confrontée, elle, à sa dégradation économique et sociale. Il est vrai qu'ils n'y songent pas même; parce qu'ils méprisent les « normaux »; parce qu'ils n'osent pas et ne savent pas leur parler; parce qu'ils n'ont rien à leur dire ni rien à en écouter; parce que sangsues incapables d'une pensée, d'une stratégie, d'une politique positive, incapables d'initiative, d'existence par eux-mêmes, uniquement par opposition, ils ne peuvent au mieux, que réagir, parasiter des organisations plus vastes, des mouvements plus actifs, qu'ils n'ont pas initiés, où ils forent leur trou au nom de cette tolérance qu'ils conchient, et qu'ils finissent par pourrir et tuer de leurs intrigues et querelles; parce qu'ils ne « militent » qu'en milieu militant, le seul où l'on ait la faiblesse de les subir; parce qu'ils s'y bombardent commissaires politiques, directeurs de consciences, cabales de dévots, petites meutes d'aboyeurs, gardiens obtus du conformisme le plus extrémiste; parce que la critique est aisée, l'art difficile et qu'incapables d'art, ils ne reculent jamais devant la moindre facilité. Le groupe, spécialement le groupe « affinitaire », fusionnel, a une tendance centripète compensée par l'expulsion sporadique d'un élément, pour soulager les tensions internes; cette même expulsion étant compensée par l'inclusion d'un nouvel élément, si le groupe conserve encore assez d'attractivité pour l'absorber. Puis l'on maquille cette vicieuse circularité en légende vague et flatteuse que l’on finit par croire et faire croire.