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Haruki Murakami est un prophète. Enfin, presque… J’exagère à peine. Ses textes disent, au plus près, la vérité du monde. Son extrême sensibilité lui permet de voir en pleine lumière ce qu’il faudrait, à tout le moins, ne jamais cesser de chercher. Une preuve, parmi tant d’autres, cet extrait, presqu’au hasard, de « Danse, danse, danse » (Ed. du Seuil) dont les personnages, bien réels, m’ont littéralement harcelé, plusieurs fois par jour, durant tout mon périple au Japon (je n’invente rien) : « En arrivant à la gare de Sapporo, je décidai de me rendre à l'hôtel à pied, en flânant. C'était un tiède après-midi sans un brin de vent, et je n'avais qu'un sac à bandoulière pour bagage. De la neige sale était amoncelée partout dans les rues. L'air était froid et sec, les passants avançaient à pas précautionneux en regardant leurs pieds. Les collégiennes avaient toutes les joues rouges et soufflaient énergiquement une haleine blanche, formant un petit nuage si blanc qu'on aurait presque pu écrire dessus. Je marchais lentement, en regardant les rues. Cela faisait quatre ans seulement que je n'étais pas venu à Sapporo, mais il me semblait que je n'avais pas revu ces rues depuis un temps infini. Je fis halte à mi-chemin dans un bistrot où je bus un café serré, brûlant et additionné de cognac. Autour de moi, tout le monde semblait continuer à s'activer comme d'ordinaire dans une grande ville. Les amoureux parlaient à voix basse, deux business men examinaient des chiffres sur des documents ouverts devant eux. Une petite bande d'étudiants parlaient de leurs vacances aux sports d'hiver ou du dernier disque de Police. C'était un spectacle familier qui se répétait quotidiennement dans n'importe quelle ville du Japon. On aurait facilement pu transposer l'intérieur de ce café à Yokohama ou à Fukuoka. Et pourtant, peut-être justement parce que ces scènes paraissaient superficiellement les mêmes partout, je me sentis accablé par un intense sentiment de solitude. Il me semblait que j'étais le seul dans ce café à ne pas être intégré au paysage. Je n'appartenais pas à cette ville, ni à la vie quotidienne de ses habitants. Mais est-ce que je me sentais appartenir à un quelconque café de Tokyo? Évidemment la réponse était non. Pourtant, dans un café de Tokyo je ne me sentais pas aussi solitaire. J'y buvais un café, lisais un livre, passais le temps on ne peut plus naturellement, parce que c'était une partie ordinaire de mon quotidien qui ne valait pas la peine que j'y réfléchisse profondément. Dans les rues de Sapporo, je ressentais une violente solitude, une solitude de naufragé seul sur une île du bout du monde. Si je grattais la surface de ce paysage on ne peut plus commun, je voyais bien qu'il ne correspondait à aucun lieu connu de moi. Ça ressemble à ce que je connais. Mais ce n'est pas pareil. C'est comme une autre planète. La langue, les vêtements, les visages sont les mêmes, mais c'est une autre planète, il y a quelque chose de fondamentalement différent. Une autre planète où certains fonctionnements n'ont pas cours. Le seul moyen de vérifier quelles fonctions ont cours, et lesquelles ne sont pas valables, c'est de les essayer une à une. Et si on rate quelque chose, du coup on dévoile à tout le monde qu'on vient d'ailleurs. Nul doute, tout le monde se lèverait alors en fixant sur moi un index désapprobateur et en criant: tu n'es pas comme nous! Tu n'es pas comme nous, tu n'es pas comme nous, tu n'es pas comme nous! Je réfléchissais à ça en buvant mon café, les yeux dans le vague. Vaines spéculations. Ma solitude, ça c'était une réalité. Je n'avais de lien avec personne. Voilà mon problème. Je revenais toujours à moi-même. Je n'avais de lien avec personne. À quand remontait la dernière fois que j'avais aimé quelqu'un, vraiment sincèrement ? Ça remontait à loin. Quelque part entre deux périodes de glaciation. Ça remontait à un passé historique et très lointain. Au jurassique. Ils avaient tous disparu maintenant. Les dinosaures, les mammouths, les tigres-sabres, et aussi les étudiants contestataires dans la fumée des gaz lacrymogènes. Ensuite était venue la société capitaliste hautement développée. Et dans cette société je m'étais retrouvé tout seul, abandonné. »