Fatigué, je retourne à ma table !


Nous n’avons rien appris. La paix ressemble à la guerre. Les branches des arbres morts… J’arrête. Car nous sommes en 1985. Et, dans « Justice » (traduit par Etienne Barilier. Ed. Julliard/L’Âge d’homme), Friedrich Dürrenmatt écrit ceci : « Et le temps de l'humanité? Nous l'avons mesuré le plus objectivement possible, nous l'avons divisé en Antiquité, Moyen Age, Temps modernes, Modernité, dans l'attente de temps plus modernes encore. Nous avons même conçu des divisions plus subtiles : l'Orient transmet son héritage à la Grèce; puis voici l'époque de César et du Christ; puis l'âge de la foi; et voici que la Renaissance annonce la Réforme, et voici que commence l'Age de la Raison, qui n'en finit pas de commencer; il commence jusqu'aujourd'hui; mais il commence sérieusement, ne soyons pas mesquins : la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale, Auschwitz? Des péripéties. Chaplin est plus connu que Hitler. Seuls quelques Albanais croient encore à Staline; à Mao, quelques terroristes péruviens. Quarante ans de paix, ça compte; pas partout, d'accord, mais entre les superpuissances, en Europe, dans le Pacifique (en gros) et puis au Japon. Le Japon, lavé de tous ses péchés par Hiroshima et Nagasaki. Même la Chine ouvre des offices de tourisme. Mais cette paix, lorsqu'elle a du moins le temps de se nommer ainsi, quel est son rapport au temps? Est-il immobile, le temps de la paix? La paix sait-elle faire quelque chose du temps? Le temps s'enfuit-il, ou gronde-t-il comme une tempête au-dessus de la paix, comme une tornade qui jette les voitures les unes contre les autres, fait dérailler les trains, précipite les Jumbo-jets contre les montagnes? Quarante ans de paix, objectivement mesurables. Mais comment se dévide-t-il, l'écheveau de cette époque où la vraie guerre est impensable, mais où la vraie guerre se prépare, où la vraie guerre est pensée? Des millions de gens, pour préserver cette paix, descendent dans la rue, brandissent des banderoles, chantent du pop et font des prières. Mais, cette paix, n'a-t-elle pas pris depuis longtemps la forme de ce qu'autrefois nous appelions la guerre, nous qui, pour nous rassurer, refusons de voir que nos colombes volent au-dessus des gouffres? Aux yeux de l'humanité, l'histoire universelle fait miroiter une durée infinie. Mais peut-être cette durée n'est-elle, pour la planète Terre, qu'un bref épisode du temps objectif. Tout juste un incident, une seconde de vie terrestre. A l'échelle cosmique, un instant à peine perceptible, une égratignure insignifiante à la surface du monde. Les Doriens croyaient qu'à peine issus de la terre, à peine détachés de la glaise originelle, ils s'étaient mis à cogner les uns sur les autres. Nous ne faisons pas mieux, à peine sortis de l'époque glaciaire: les hommes contre les femmes, les femmes contre les hommes, les hommes contre les hommes, les femmes contre les femmes. Et ce n'est guère l'intelligence qui nous conduit, c'est un instinct bien plus vieux qu'elle, de quelques bons millions d'années, un instinct dont les motifs restent impénétrables. Ainsi donc nous nous menaçons réciproquement, brandissant bombes atomiques, bombes à hydrogène, bombes à neutrons, comme des gorilles qui se tambourinent sur la poitrine, afin d'effrayer la horde d'en face. Cependant, nous évitons le pire. Mais nous risquons de périr de la paix elle-même, cette paix que nous voulons préserver. Les branches des arbres morts recouvriront nos cadavres. Fatigué, je retourne à ma table. A mon champ de bataille, dans le cercle enchanté de mes créatures. Mais je ne change pas de réalité. La seule différence entre ces créatures et nous, c'est que leur temps est fini, pas le nôtre. Je les ai inventées, et je n'ai pu percer leur secret. Elles ont créé leur propre réalité; du coup, elles se sont arrachées à mon imaginaire, à ma réalité, au temps que je leur ai consacré. Maintenant elles appartiennent à l'être, elles représentent l'un des possibles dans le trésor desquels puise l'histoire universelle, ou ce que nous nommons ainsi. L'histoire universelle se crée dans le cocon de nos fictions. Et puis, cette histoire qui n'était vraie que dans mon imagination, et qui maintenant s'éloigne de moi, est-elle plus absurde que l'histoire universelle, est-elle plus chancelante que le sol sur lequel nous bâtissons nos villes?»