Nous autres, barbares...
Faut-il que l’Occident ait été aveugle, et sourd, et sauvagement imbu de lui-même pour n’avoir pas entendu ce que d’autres, ailleurs, avaient découvert ! Non pas un continent, une mer oubliée, une galaxie inexplorée, mais… une autre dimension. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Le shun qui revêt tant d’importance dans la culture japonaise, ouvre en effet la voie à des plaisirs insoupçonnés. L’intensité de la joie qu’il procure suppose, néanmoins, de subtils agencements. Rien n’arrive par hasard. Car il est vrai, par exemple, qu’on ne peut, décemment, lire n’importe quoi n’importe où n’importe comment et avec n’importe qui. Les mots, et la manière dont ils entrent en résonance les uns avec les autres, doivent aussi s’écouter dans l’environnement qui leur convient (et ne convient qu’à eux seuls). Il s’agit de ne pas s’égarer. Pour certains textes, le brouhaha d’un hall de gare fait merveille. Pour d’autres, attendez que surgisse le roulement du tonnerre dans la montagne. Pour d’autres encore, délectez vous d’un solo de Keith Richard… Pour d’autres encore, vous vous étourdirez d’abord de quelque vodka. Tout cela vous semble terriblement compliqué ? C’est que nous n’avons jamais que quelques siècles de retard. Vous ne me croyez pas ? Agnès Giard dans son merveilleux « Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon » (Ed. Drugstore) écrit ceci : « Durant l'ère Heian, l’année est divisée en 24 saisons très courtes, chacune marquée par l'éclosion de certaines fleurs, l'exécution de certaines cérémonies et la consommation de certains mets qui occasionnent à chaque fois un rituel de « la première fois ». Les premiers aliments d'une saison (hatsurnono) - qu'il s'agisse de poissons, de légumes ou de plats spéciaux - sont toujours attendus avec dévotion de nos jours. On fait son premier rêve de la nouvelle année. On fait l'amour pour la première fois dans la nouvelle année (hime-hajime). On goûte, en grande pompe, au premier fruit de saison. On est la première à entendre chanter tel ou tel oiseau. Une superstition veut que cela ajoute soixante-quinze jours à votre existence... Il y a des choses à ne pas rater si l'on ne veut pas passer à côté de la vie. En novembre 2007, lors d'une conférence à Paris, l'acteur de nô Tatsushige Udaka expliqua ainsi que l'iris, symbole de la fin du printemps, doit se contempler à la tombée de la nuit, un verre de saké à la main. « Il faut attendre le coucher du soleil. Alors que le soleil lance un ultime rayon, une lumière dorée les éclaire, puis, dans le crépuscule qui tombe, les iris prennent une couleur violette un peu inquiétante... » La saison pendant laquelle on peut admirer les iris ne dure qu'une semaine... Et le moment parfait de la contemplation doit être choisi avec soin. On l'appelle shun. C'est l'instant de grâce, le moment précis où une chose vous paraît la plus délicieuse. Dans le Japon contemporain, le rituel de la contemplation a pratiquement disparu. Mais le concept de shun existe encore : il est rare qu'un Japonais ne puisse pas vous donner le shun de son aliment préféré, de sa saison préférée. » L’ère Heian, donc, commence, pour les historiens, en 794 et s’achève en 1185… Un peu plus de huit siècles nous en séparent… Une paille !